Survivant d'Auschwitz
grise.
Un officier SS arriva, demandant au garde ce que j’avais commis. Quelqu’un répondit que je n’étais qu’un « S chweinehund » inoffensif. « Alors dégage ta brouette de merde, qui est dans le passage, cria un autre. Tu t’imagines peut-être que tu peux bloquer la circulation ! Fous le camp, bâtard ! » Je me relevai et filai à toute vitesse.
Mon accompagnateur était livide de peur, je m’approchai de lui, couvert de sang, poussant ma brouette comme un halluciné et nous entrâmes dans le camp. Les détenus nous fixaient attentivement, sans poser de questions. Sans mot dire, nous allâmes jusqu’aux lavabos les plus proches.
Lorsque je me fus rafraîchi et calmé – j’écumais de rage –, je lui demandai ce qui s’était réellement passé. Le SS au contrôle – ne voyant pas figurer sur sa liste notre petit kommando inconnu – avait ordonné à mon accompagnateur de s’arrêter. Celui-ci, bien sûr, aurait dû me dire d’en faire autant, mais dans le trouble du moment, avait oublié de le faire ; sans me douter de rien, j’avais continué, regardant droit devant moi, voulant pénétrer au camp, alors que nous n’étions pas enregistrés. Un délit grave, aux yeux des SS, qu’un autre, pire encore, pouvait surpasser : quitter le camp sans être enregistré. Vu sous cet angle, je m’en sortais à bon compte.
Quelques minutes plus tard, une autre surprise m’attendait. « Tu as bien failli nous mettre dans de beaux draps ! » grommela mon accompagnateur, ouvrant son bouteillon, dont il sortit deux paquets de beurre venant du marché noir. « Mais c’est plutôt toi ! » lui répondis-je tout en comprenant, gêné, la vraie raison de son oubli.
*
Avec la permission – ou peut-être sur ordre – des SS, un arbre de Noël fut installé au camp – immense, énorme masse au ramage sombre, décoré de rubans de couleur, de boules scintillantes et de bougies électriques. Aucun black-out n’était ordonné et on ne voyait que lui, brillant de toute sa splendeur. Nous ne parvenions pas à nous en réjouir. Quelle mascarade ! Quelle ironie !
Contrairement à l’année précédente, il avait été décidé que Noël serait un jour férié. Nous n’allâmes pas travailler, reçûmes une distribution de soupe et de pain supplémentaire et nous n’eûmes pas faim ce jour-là.
Gert l’Effronté m’invita à venir au bloc 5, où près d’une centaine de détenus s’étaient réunis dans une petite pièce pour faire la fête. Dans un coin, un sapin tout maigrichon avait été posé sur une petite table. Nous étions peu à croire en Dieu, mais c’était rassurant, de pouvoir en cet instant se rassembler pour être en communion avec les autres.
Que pensaient-ils, ceux qui étaient en train de chanter des cantiques de Noël, entourés des leurs ? Songeaient-ils à nous ? Les nombreux dévots des églises silencieuses avaient-ils, en cette heure, une petite prière pour nous ?
Nous commençâmes à chanter – c’était beau et solennel : Douce nuit / Sainte nuit… À côté de moi, un ancien détenu allemand pleurait. C’était la douzième fois qu’il entendait ce cantique résonner de façon si cruelle contre les murs d’un camp de concentration.
La plupart des détenus étaient précisément d’anciens internés allemands. Le supérieur de Gert, un ancien criminel allemand, kapo du kommando agricole de Rajsko, se fraya le passage jusqu’à la table. En tant que chef de cette assemblée, il voulait prendre la parole et dire quelques mots : « Camarades, dit-il, aujourd’hui, en cette année 1944, nous voici encore une fois rassemblés pour fêter Noël. Prions Jésus, le Christ. Pensons à nos proches, à ceux qui nous ont quittés… Au cours de toutes ces années passées, nous nous sommes trouvés par moments au bord du désespoir, mais nous continuions d’espérer qu’un jour, l’Esprit du Seigneur triompherait. Aujourd’hui, en ce jour mémorable, non seulement l’Espérance demeure, mais nous savons avec certitude, que l’année prochaine nous portera cette nouvelle que tous nous attendons si ardemment. Passons cette fête de Noël avec la profonde conviction que les forces de la fraternité, de l’amour et du don de soi triompheront. Regardons l’avenir vers demain, pour un monde de paix et d’égalité.
« Si le Seigneur permet que nous fêtions Noël prochain en hommes libres, souvenons-nous alors de tous ceux qui,
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