Survivant d'Auschwitz
réussissais à articuler était un faible « oui », car j’avais trop honte de dire la vérité.
Nous reçûmes l’ordre de monter dans les wagons à bestiaux à quai. Apparemment, nous n’étions pas plus nombreux que pour remplir deux wagons de marchandises à ciel ouvert. Nous y montâmes en rang, nous assîmes, jambes écartées, nous tenant au voisin qui était devant nous, et ainsi emboîtés, nous endormîmes à même les planches sales. Lorsque le train stoppa, nous fûmes tous réveillés, projetés les uns contre les autres, en arrière, puis en avant, mais je m’en rendis à peine compte. J’étais à bout de forces, n’ayant dormi que quatre heures sur cinquante de marche épuisante.
En fin d’après-midi, je me soulevai pour regarder par-dessus le wagon. Je reconnaissais le paysage. J’y étais passé en 1939, sauf qu’à l’époque j’étais dans un rapide et mâchais des bonbons. En parallèle de la voie, sur la gauche, on voyait l’Oder, que je ne me lassais pas, alors, de regarder couler. Je le faisais des heures durant. J’y étais né, avais grandi sur ses bords, en avais bu l’eau, m’y étais baigné, l’avais traversé en barque avec Tante Ruth. En ces moments, elle réussissait même cette prouesse de m’enchanter.
Notre faim était incommensurable. Lorsque le train était à l’arrêt dans des petites gares de campagne, nous demandions aux cheminots de remplir nos gamelles de neige.
Plus ou moins blancs, les flocons glacés étaient devenus un mets de choix et qui acceptait de nous en donner était l’objet de notre curiosité. En certains endroits, des ouvriers, arborant le signe de leur appartenance au parti nazi, acceptaient même de nous aider. Ailleurs, parfois sur toute une région, nos suppliques restaient complètement ignorées.
Nous n’attendions aucune marque de sympathie dans les grandes gares. Les quais étaient encombrés de valises de civils allemands, qui tentaient l’impossible pour être évacués à l’ouest et devenaient enragés en voyant des « sous-hommes » avoir la priorité. Leurs regards étaient pleins de haine. Rien d’étonnant non plus que l’arrogance et la suffisance des propriétaires de chemises brunes en prissent un coup, car eux aussi se trouvaient dans la bousculade de tous ces excités, et leur orgueil acceptait mal qu’ils eussent moins de droits que ces misérables détenus. Je pense qu’ils devaient se poser quelques questions désespérées : « Quel temps nous reste-t-il ? » « Y a-t-il assez de wagons pour évacuer tous ces civils inutiles ? »
En temps normal, on éprouve une certaine compassion pour les réfugiés. Mais ces files d’Allemands qui attendaient dans ces gares, armés jusqu’aux dents, n’en méritaient aucune. Ils avaient eu toute leur vie pour réfléchir aux questions de l’impérialisme ou de « l’espace vital », selon l’expression d’Hitler. Ils avaient régulièrement eu l’occasion de comprendre où tout cela les mènerait, mais non ! La nation de la « Kultur » et des Sciences semblait y trouver son compte. Le fascisme n’avait pas suffi à l’ardeur de ces Allemands pour la construction de la victoire, il leur avait fallu des esclaves, des Juifs – qu’ils avaient dévalisés –, des cadavres – qu’ils avaient déshabillés –, des os humains – qu’ils avaient transformés en savon. Mais voilà, toute cette époque était révolue, et les assassins d’hier criaient « À l’aide ! ». Ils faisaient appel à toutes les vertus, qui dans leur bouche sonnaient comme un gros mot, pour qu’on vienne leur porter secours. Ils se disaient cultivés, honnêtes, polis, bons, courtois, intelligents, propres, consciencieux, aimant leur Patrie, les animaux, l’Europe, l’Occident, la chrétienté, enfin ils se disaient même pieux ! Ils se disaient encore prêts à tout faire, après la défaite, pour gagner l’aide et l’estime de chacun. Mais jamais ils n’oseraient demander que justice soit faite !
Nous n’avions cessé de constater que le peuple allemand avait une très haute opinion de lui-même. Indignes, nous ne méritions que du mépris, au mieux de la pitié, pourtant ils se trompaient tellement, ces fiers Teutons ! Les intellectuels et autres dangers publics qui allaient peser sur le destin de l’Europe de demain se trouvaient parmi nous, en tenue de zèbre.
Résolus à faire preuve de notre force, nous criions désormais notre amitié
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