Talleyrand, les beautés du diable
contenta de cette réflexion froide :
— Voilà qui simplifie beaucoup ma position...
Il fut sans doute bien plus affligé, durant ce même mois de décembre, par la disparition de son médecin.
Parce que le docteur Bourdois de la Motte qui le soignait depuis une éternité avait son absolue confiance, malgré les traitements pittoresques qu’il lui infligeait. En effet, quand le médicastre ne lui demandait pas, par exemple, d’avaler un verre d’eau de Vichy réchauffée par une cuillerée de lait bouilli, il l’incitait à « favoriser le flux sanguin dans ses mollets à l’aide d’emplâtres de poix de Bourgogne » ou à se frictionner le corps d’une mixture « dans laquelle il entrait de l’éther ». Il n’épargnait pas non plus les sangsues, les bains de bouillon et certaines « pilules propres à éviter les étouffements ».
Les médecins de Molière rôdaient encore...
Ce n’est que sur la fin de sa vie que Charles Maurice commença à se plaindre réellement de quelques douleurs tenaces, de picotements dans la poitrine, d’essoufflements et de fréquents saignements de nez. Jusqu’alors il avait toujours eu une santé de fer, avec un appétit féroce (comme tous ceux qui ont les dents longues) et un sommeil serein (l’indice de la conscience tranquille, dit-on).
Pas la moindre trace de surdité non plus, même quand il fut devenu octogénaire (il avait pourtant si souvent prêté l’oreille !). Ce qui n’était pas le cas de son frère, Boson, son cadet de dix ans. Lui, il était devenu sourd comme un pot, cacochyme et catarrheux ! À tel point même qu’un jour, à la sortie de la messe, quand Louis XVIII lui avait demandé comment se portait madame de Talleyrand, pris d’une terrible quinte de toux, il avait répondu :
— Ah ! Sire, elle m’a bien tourmenté cette nuit.
Il avait tout simplement cru comprendre que le roi lui demandait des nouvelles de sa bronchite chronique !
Et puis le pauvre Boson était mort, sa vieille amie la princesse de Vaudémont, qu’il avait tant aimée quand elle n’était que Louise de Montmorency, était morte elle aussi. Ensuite était venu le tour de son complice le duc de Dalberg et celui de sa chère comtesse Tyszkiewicz.
La Camarde se faisait décidément de plus en plus pressante autour de lui.
Et lui-même, maintenant, commençait à ressembler à une momie.
— C’est vrai, raconte Maxime du Camp, l’ami de Flaubert, quand je l’ai vu, j’ai découvert un grand vieillard poudré de blanc ; son regard était terne et cependant hautain ; sa pâleur était livide ; sa lèvre inférieure pendait ; ses épaules se courbaient en avant ; sa claudication était si forte qu’à chaque pas son corps oscillait de droite et de gauche, comme s’il allait tomber.
D’ailleurs, il tomba.
Louis XVI et Charles X avaient roulé au bas du trône, lui, il s’effondra du haut du fauteuil roulant de Louis XVIII.
Ce fauteuil, qui était muni d’une étrange mécanique à manivelle, avait en effet appartenu au gros roi devenu impotent. Louis-Philippe, qui l’avait retrouvé dans les greniers des Tuileries, avait immédiatement songé à l’offrir à son ambassadeur préféré. Voilà qui lui faciliterait les déplacements en épargnant sa jambe fatiguée.
Mais il arriva qu’un jour, dans une allée de jardin, une des roues s’enfonça dans une fondrière. Résultat, le siège historique qui avait si bien résisté à la surcharge pondérale de son précédent propriétaire culbuta brutalement et son passager avec lui. Au bruit que fit son front en venant claquer sur le sol, on le crut assommé pour le compte. Mais non, il se releva bientôt, s’ébroua un peu et bien qu’ayant le visage ensanglanté, il rassura son entourage en trouvant le moyen de faire un mot :
— Comme vous le voyez, mon équilibre est aussi menacé que celui de l’Europe.
Il perdait un peu de sang, soit, mais il n’avait pas du tout perdu la tête.
— Il aurait pu être tué, s’affola Dorothée. Dieu merci, il n’a eu qu’une agriffade au visage.
Une plaie bénigne, somme toute, en comparaison de la blessure que lui infligea George Sand, un après-midi de septembre à Valençay.
Faisant route vers ses terres berrichonnes de Nohant, elle s’était arrêtée, comme ça, au débotté, pour aller saluer le vieil homme dont elle savait qu’il avait écrit quelques grandes pages d’histoire. Son jeune amant du temps l’accompagnait,
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