Tarik ou la conquête d'Allah
al-Thu’ban [113] qui avait jadis appartenu à Zubeïda, la mère du calife de Bagdad, Haroun
al-Rashid. Ce bijou inestimable avait été volé durant les troubles précédant
l’arrivée au pouvoir du calife al-Mamun. Lors d’un séjour en Orient, un marchand
juif de Narbonne, Abraham Ben David, s’était vu proposer ce joyau dans le plus
grand secret. Il s’était rendu dans un quartier mal famé de Bagdad où un
individu, le visage entièrement masqué, lui avait montré al-Thu’ban et permis
de l’examiner attentivement. Le négociant n’avait pu dissimuler son
émerveillement et s’était lourdement endetté auprès de ses coreligionnaires
locaux pour acheter le bijou. C’était de sa part un calcul avisé. Par son
cousin, le musicien Abu I-Nasr Mansour, il avait ses entrées à la cour de
Kurtuba et considéra avec raison qu’Abd al-Rahman était le seul prince assez
capricieux et assez fortuné pour se porter acquéreur du collier.
Abraham Ben David était d’un naturel
prudent. Après avoir payé la somme convenue, il avait quitté Bagdad, déguisé en
mendiant, laissant partir en avant la caravane censée transporter ses achats.
Celle-ci avait été attaquée naturellement deux jours plus tard sur ordre de
l’eunuque qui avait vendu al-Thu’ban. Ne circulant que de nuit, le Juif avait
gagné Alexandrie d’où il s’était embarqué pour Narbonne. Pour ne pas être
importuné par les marins durant le voyage, il avait feint d’être atteint d’une
fièvre pernicieuse, ainsi l’équipage et les passagers se tenaient-ils
soigneusement à l’écart. Arrivé en Ifrandja, il avait fort cérémonieusement
invité son parent à venir célébrer la Pâque juive, glissant dans sa lettre une
allusion en hébreu à un mystérieux trésor entré en sa possession. Quand il
avait vu celui-ci, le musicien cordouan avait compris où était son intérêt. De
retour chez lui, il avait pris langue séparément avec al-Nasr et Mohammed Ibn
Rustum. Le second avait haussé les épaules de dédain. Il estimait que ce serait
gaspiller l’argent de son maître que d’acheter un objet volé que le calife de
Bagdad pourrait bien réclamer de bon droit. Le premier, qui n’avait pas de tels
scrupules, avait tout d’abord négocié avec les deux Juifs le montant de la
somme qu’il recevrait en cas de succès de ses démarches. Il avait exigé et
obtenu, moyennant la signature d’une reconnaissance de dette, une confortable
avance avec laquelle il avait acheté un domaine près d’Ishbiliya. Incapable de
rembourser cet argent, il avait déployé toute son éloquence pour convaincre le
souverain que les autres monarques seraient fous de jalousie en apprenant que
ce splendide objet était désormais en sa possession. L’émir s’était laissé
d’autant plus facilement convaincre qu’il n’ignorait pas que la récipiendaire
de ce présent appréciait les bijoux plus que toute autre chose au monde.
Lorsqu’il lui avait passé la parure
autour du cou, al-Shi’fa avait cru défaillir. Elle n’avait jamais imaginé
recevoir un jour pareille marque de gratitude. Fille d’un modeste cordonnier,
elle avait été remarquée par l’un des fityan du palais qui était client
de son père. Ce serviteur, un noble saxon fait prisonnier par les Francs alors
qu’il était enfant et vendu comme esclave à Verdun, avait supporté avec
beaucoup de dignité et de résignation la douloureuse opération pratiquée sur
lui. Il avait su gagner la confiance d’al-Nasr et repérait les jeunes filles
susceptibles de plaire au prince héritier réputé pour sa sensualité débordante.
Pressé de gagner plusieurs pièces d’or, l’artisan n’avait pas hésité un seul
instant à céder sa fille. Al-Shi’fa avait été conduite sous bonne escorte au
harem où le grand eunuque – le prédécesseur d’al-Nasr – l’avait
soigneusement examinée tel un paysan supputant les qualités et les défauts de
la monture que lui proposait un maquignon. Elle avait eu le bonheur de donner
un fils et plusieurs filles à Abd al-Rahman et, plus encore, de mériter sa
confiance et son intérêt de par son caractère enjoué et, en apparence, frivole.
Folle de joie après avoir reçu un
tel cadeau, al-Shi’fa avait décidé de donner une grande fête en l’honneur de
l’émir à laquelle seraient conviés tous ses proches, les dignitaires de la cour
ainsi que les poètes et les lettrés faisant partie de son entourage. À ses
yeux, il
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