Tarik ou la conquête d'Allah
rien. Une foule nombreuse se
pressait dans la grande rue et acclama le souverain avant qu’il ne pénètre dans
l’Alcazar, où il découvrit une véritable féerie. Des centaines de torches
avaient été allumées dans les jardins et, à intervalles réguliers, devant les
pavillons, se dressaient des tentes imitant celles de ses ancêtres, mais faites
de soie et non de laine grossière et rehaussées d’inscriptions en lettres d’or
à la gloire d’Abd al-Rahman et de l’Ishbaniyah. Dans les allées, agrémentées
d’arbustes plantés en pots, des centaines d’invités, vêtus de tuniques
richement ornées, déambulaient et firent une véritable ovation au prince. La
garde dut intervenir pour le protéger, car chacun voulait l’approcher, le
féliciter, et, surtout, avoir la suprême récompense d’un sourire ou d’un
hochement de tête complice de sa part. Dans une cohue indescriptible, l’émir se
dirigea vers l’espace réservé aux femmes. Sous une vaste tente, al-Shi’fa
l’attendait et s’inclina profondément pour le saluer. D’un geste de la main, il
lui fit signe de se relever et l’admonesta d’un ton faussement courroucé :
— C’est donc à toi que je dois
d’avoir été enfermé comme un vulgaire brigand dans une prison dont ce maudit
al-Nasr m’empêchait de sortir !
— Noble seigneur, il est des
cachots moins spacieux et moins confortables. Pardonne mon audace mais si tu
avais été à Kurtuba, nous n’aurions pu te réserver cette surprise.
— Pourquoi dis-tu
« nous » ? Je te connais assez pour savoir qu’une seule personne
a pu avoir une telle idée et être assez généreuse pour financer cette
entreprise. Al-Nasr et Mohammed Ibn Rustum sont trop pingres pour se permettre
pareille folie.
Avec le tact qui la caractérisait et
la faisait apprécier des courtisans, la favorite protesta hautement. Certes, le
somptueux cadeau que lui avait offert l’émir l’avait incitée à trouver la
manière la plus originale de le remercier. Toutefois, elle n’aurait pu parvenir
à ses fins, affirma-t-elle, sans le concours amical et désintéressé du
majordome et du maire du palais ainsi que des autres princesses qui se tenaient
à ses côtés. Au premier rang, se trouvait Mu’ammara, réputée pour sa piété, et
qui avait consacré une partie de sa fortune à faire construire, sur
l’emplacement du Faubourg, un cimetière où cette vipère de Yahya al-Ghazal
prétendait que « les plus riches rêvaient d’être enterrés afin d’être sûrs
de passer l’éternité en bonne compagnie ». À ses côtés, se tenait une
autre princesse, Fakhr, dont la générosité, moins affichée, était proverbiale.
Elle multipliait les dons aux fondations pieuses et se rendait souvent en ville
pour distribuer des aumônes aux pauvres.
Derrière elle, Abd al-Rahman aperçut
trois frêles silhouettes, celles de Fadl, Alam et Kalam qu’on surnommait
« les chanteuses de Médine ». Contrairement aux insinuations
malveillantes de l’acariâtre Tarub, ces jeunes femmes n’étaient pas des
courtisanes de bas étage. Kalam était la fille d’un seigneur vascon tué alors
qu’il défendait son château fort attaqué par le muwallad Mutarrif Ibn Musa Ibn
Kasi. La fillette avait été conduite à Kurtuba où le prédécesseur d’al-Nasr
l’avait remarquée. En l’écoutant fredonner une mélopée sur son triste sort, il
avait été émerveillé par le timbre de sa voix et l’avait envoyée en Arabie.
Elle y avait fait la connaissance de Fadl et d’Alam, issues de familles de
l’aristocratie locale. Ensemble, elles avaient étudié l’art de la musique sous
la direction de maîtres particulièrement expérimentés. Kalam avait convaincu
ses amies de la suivre en Ishbaniyah. Alors prince héritier, le fils d’al-Hakam
avait été initié par elles aux subtils plaisirs de l’amour et aimait passer ses
soirées à écouter les jeunes femmes interpréter les airs les plus envoûtants de
leur répertoire. Abd al-Rahman les salua toutes et s’enquit auprès
d’al-Shi’fa :
— Je n’ai pas aperçu Tarub.
Aurait-elle décidé de bouder cette soirée ?
— Sachant que tu serais là,
elle a été la première à accepter mon invitation et je dois la remercier de
l’aide qu’elle m’a apportée. Sans elle, je n’aurais pu venir à bout d’une tâche
aussi gigantesque. C’est pour cette raison que j’ai voulu l’honorer en lui
accordant le privilège d’avoir une
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