Tarik ou la conquête d'Allah
père, prétextant que, selon la coutume, un nouveau souverain ne
pouvait habiter la demeure de son prédécesseur. Des architectes venus d’Orient
avaient aménagé, à l’intérieur de l’enceinte du fort de l’Alcazar, une série de
bâtiments aux proportions harmonieuses avec des terrasses fermées par des baies
vitrées donnant sur la ville. C’est là qu’il aimait à se tenir et à passer ses
journées dans ses appartements personnels richement meublés. Il n’en sortait
que très exceptionnellement, la plupart du temps pour recevoir une délégation
dans la salle d’audiences édifiée en bordure du fleuve. Sa seule distraction –
encore y sacrifiait-il rarement – consistait à chasser dans les épaisses
forêts entourant Kurtuba. Il possédait plusieurs faucons de prix dont des
esclaves prenaient soin nuit et jour. Abd al-Rahman avait gardé en mémoire les
critiques encourues par son père, al-Hakam, qui avaient été en partie à
l’origine de l’émeute du Faubourg. Il ne quittait donc que très
exceptionnellement la capitale et ses visites en province, notamment à
al-Ushbuna et à Ishbiliya, remontaient aux débuts de son règne.
C’est donc avec une évidente
mauvaise volonté qu’il avait cédé au vœu pressant formulé par le fata
al-kabir [110] , al-Nasr. Depuis la victoire éclatante qu’il avait remportée sur les
Urdamniniyum, ce fils de muwallad se faisait pompeusement appeler Abu I-Fath
al-Nasr [111] ,
une manière de dissimuler sa véritable origine. Trop pauvre pour lui donner une
éducation soignée, son père l’avait vendu jadis comme esclave au palais,
n’ignorant pas qu’on priverait sans doute son fils de sa virilité.
L’air soucieux, al-Nasr avait annoncé
au souverain qu’un vent de révolte soufflait à Kurtuba. Ecrasée d’impôts, la
populace grondait et, à plusieurs reprises, selon le majordome, les Muets
avaient dû disperser des attroupements de mécontents. La situation, d’après
lui, était si grave que l’émir avait tout intérêt à quitter la cité en faisant
croire qu’il partait en province afin d’y lever des troupes pour mater la
fronde. Accordant une confiance aveugle à son principal conseiller, le monarque
avait donc gagné dans la plus grande discrétion al-Rusafa où, réduit à
l’inactivité, il s’ennuyait à périr. Il ignorait que cet éloignement temporaire
était le fruit d’une machination ourdie par l’une de ses favorites, al-Shi’fa.
Cette femme, dont l’âge n’avait pas
altéré l’exceptionnelle beauté, était la mère du prince al-Mutarrif et avait
allaité un autre fils d’Abd al-Rahman, Mohammed, dont on murmurait qu’il
pourrait un jour succéder à son père même si celui-ci, contrairement à la
tradition, n’avait pas formellement désigné d’héritier. Abd al-Rahman ne
voulait pas en effet peiner l’une de ses épouses légitimes, Tarub, dont le père
et les frères étaient morts à son service lors de la désastreuse expédition
contre l’Ifrandja. Ambitieuse, celle-ci ne dissimulait pas les rêves qu’elle
nourrissait pour son fils Abdallah dont elle vantait outrageusement les
mérites. S’il respectait profondément Tarub, dont l’influence sur les chefs des
différents clans arabes n’était pas négligeable, l’émir vouait une sincère
affection à al-Shi’fa bien qu’il eût cessé tout commerce charnel avec elle.
Elle était sa confidente attitrée et il aimait à passer à ses côtés de longues
soirées durant lesquelles cette Umm Wallad [112] lui racontait tous les ragots de la cour. Elle le faisait rire aux éclats en
l’informant des querelles de préséance qui opposaient perpétuellement al-Nasr
au hadjib Mohammed Ibn Rustum, tous deux très jaloux de leurs prérogatives et
privilèges. Parce que le premier avait refusé de céder le pas au second lors de
leur entrée à Balansiya, ils avaient failli en venir aux mains. Leurs
domestiques s’étaient battus le soir même dans les tavernes et avaient été
arrêtés par la garde de telle sorte qu’aucun d’entre eux n’était là le
lendemain matin pour aider leurs maîtres à s’habiller. À leur retour à Kurtuba,
l’émir s’était amusé à écouter les explications contradictoires et embarrassées
de ses conseillers.
Désireux de lui manifester de
manière éclatante sa tendresse, Abd al-Rahman avait offert à al-Shi’fa un
somptueux cadeau, le plus beau qu’une femme puisse recevoir, le célèbre collier
Weitere Kostenlose Bücher