Tarik ou la conquête d'Allah
dit.
— Est-ce un motif suffisant
pour offrir à al-Shi’fa le collier porté jadis par Zubëida ? Quand je la
vois se promener avec cette parure à son cou, je sens le regard des autres
femmes qui me contemplent et ricanent de ma disgrâce. Je méritais bien plus
qu’elle ce présent.
— Une chose est sûre, rétorqua
l’émir, tu n’aurais pas eu sa générosité. Un greffier m’a remis la copie de ses
dernières volontés. Elle souhaite qu’al-Thu’ban, après sa mort, me revienne et
serve, le cas échéant, à financer l’effort de guerre contre les Nazaréens.
C’est à cette seule condition qu’elle a accepté de le conserver et de le
porter, le moins souvent possible, de son vivant. Un tel geste l’honore et je
doute fort que tu aurais agi de la même manière.
— Comment peux-tu affirmer
cela ?
— Il suffit de t’écouter. Je t’ai
offert de nombreux domaines sans que tu songes à m’en remercier. Au contraire,
tu ne faisais que geindre et réclamer d’autres terres dès que tu apprenais que
Fadl, Alam ou Kalam avaient également bénéficié de mes largesses.
— Elles ne peuvent prétendre m’égaler !
— C’en est trop ! Tu
outrepasses les limites de ce que je puis supporter. Dès demain, tu quitteras
le palais pour te retirer à al-Rusafa jusqu’à ce que je constate, au vu de ta
conduite, que tu t’es amendée. Pour l’heure, je t’ordonne de rejoindre
al-Shi’fa et de t’amuser avec elle. Si tu ne le faisais pas, tu compromettrais
les chances de ton fils.
Après cet échange, Abd al-Rahman
reçut les hommages des épouses des dignitaires. Toutes portaient des robes qui
avaient coûté une véritable fortune à leurs maris. L’émir constata qu’aucune
d’entre elles n’arborait de bijoux. En riant, Fakhr lui expliqua que, d’un
commun accord, les invitées, pour honorer la princesse, avaient renoncé à faire
étalage de leurs pendentifs, colliers, bagues et boucles d’oreilles. De la
sorte, l’on pouvait mieux admirer al-Thu’ban au cou d’al-Shi’fa. L’émir
comprenait mieux l’étrange malaise qui l’avait saisi en pénétrant sous la tente
de Tarub, si différente des autres. De fait, la mère d’Abdallah et ses
servantes étaient couvertes de la tête aux pieds de parures et de bracelets,
une manière d’afficher leur muette réprobation. Ce détail, en apparence
insignifiant, provoqua chez Abd al-Rahman une violente colère rentrée. Jamais,
pour rien au monde, le fils de cette intrigante ne monterait sur le trône. Et
la pire des punitions qu’il infligerait à cette femme capable des pires
bassesses serait de la laisser dans l’expectative en faisant mine de n’avoir
rien décidé.
Le fata al-kabir s’approcha
respectueusement du souverain pour l’avertir que le banquet allait être servi
sous peu. Al-Shi’fa lui fit comprendre qu’il s’était déjà trop attardé en sa
compagnie et le raccompagna jusqu’aux limites de l’espace réservé aux femmes.
Quand il se retrouva au milieu des courtisans, Abd al-Rahman chercha du regard
ses fils. Ils étaient au nombre de quarante-cinq. Certains étaient déjà des
hommes accomplis, d’autres de jeunes enfants qui commençaient tout juste à
apprendre le Coran. Ils lui firent une garde d’honneur pour le conduire jusqu’à
la tente qui lui était réservée et où il prit place sur un amas de coussins
confortables. Mohammed, Abdallah, al-Mutarrif et al-Mundhir, ses préférés,
s’assirent à ses côtés et savourèrent les nombreux mets, tous plus exquis les
uns que les autres, qui furent servis selon un ordre soigneusement établi par
l’un des invités autour duquel une partie de l’assistance s’était regroupée
pour écouter ses doctes explications. C’était ce personnage qui avait supervisé
les préparatifs de la fête à la demande de sa vieille amie, l’Umm Wallad
al-Shi’fa.
D’imposante stature, paraissant plus
jeune qu’il ne l’était réellement – il approchait la soixantaine –,
Zyriab recevait, impassible, les compliments des courtisans. Il devait ce
sobriquet de « Merle » tant à la qualité exceptionnelle de sa voix
qu’au teint très foncé, presque noir, de son épiderme. Il était né esclave en
Orient, dans un domaine situé près de l’Euphrate. À l’âge de huit ans, Abu
I-Hassan Ali Ibn Nafi – tel était son véritable nom – avait été conduit
à Bagdad pour être employé comme palefrenier dans les écuries du calife.
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