Tarik ou la conquête d'Allah
C’est
là que le meilleur musicien du moment, Ishak al-Mawsili, venu chercher un
cheval, l’avait entendu chanter. Emu jusqu’aux larmes par les merveilleux sons
cristallins qui sortaient de sa gorge, il avait obtenu du souverain qu’on lui
confie ce gamin auquel il donna une éducation soignée. C’était un professeur
très sévère qui n’hésitait pas à rouer de coups son élève quand celui-ci se
montrait distrait ou peinait à apprendre une mélodie particulièrement
difficile. Lorsque Ishak al-Mawsili l’avait jugé prêt, il avait convié le
souverain à venir écouter le jeune prodige. Émerveillé, al-Mahdi avait
affranchi celui-ci, passé après sa mort au service d’Haroun al-Rashid. Tous les
courtisans s’arrachaient littéralement Zyriab pour les fêtes qu’ils donnaient
et le chanteur monnayait chèrement ses apparitions. Il avait accumulé une
confortable fortune, mais n’eut guère le temps d’en profiter. Un soir, alors
qu’il rentrait chez lui, il avait été attaqué par des brigands près de son
domicile et roué de coups. Il avait reconnu ses agresseurs, les domestiques
d’Ishak al-Mawsili. Celui-ci, craignant d’être supplanté par son élève, avait
voulu lui donner un avertissement. Hypocrite, il avait rendu visite au blessé,
poussant des cris d’horreur en voyant son visage tuméfié, et avait vitupéré
hautement contre l’insécurité qui régnait à Bagdad. À l’en croire, cette ville
était un véritable coupe-gorge et la situation risquait fort d’empirer. Selon
Ishak al-Mawsili, sage était celui qui songeait à émigrer même si lui était
trop vieux pour le faire.
Zyriab avait compris l’allusion et
la menace déguisée qu’elle contenait. Il s’était rendu à Kairouan à
l’invitation de l’émir Zuyadat Allah et s’y était morfondu plusieurs mois.
C’est là qu’il avait rencontré le musicien de Kurtuba, Abu I-Nasr Mansour,
qui le connaissait de réputation. Après l’avoir écouté, celui-ci avait écrit à
son maître, al-Hakam, pour l’informer de la présence en Ifrandja du Merle de
Bagdad et pour suggérer de l’inviter à se rendre en Ishbaniyah. Le souverain
avait donné son accord et promis au chanteur une rente mensuelle de deux cents
dinars et un domaine qui lui rapporterait une somme équivalente. En débarquant
à al-Munakab, Zyriab avait constaté que la ville observait un deuil public.
Al-Hakam était mort. L’artiste avait été toutefois accueilli par le wali qui
lui remit de somptueux cadeaux ainsi qu’un message du nouvel émir, l’informant
qu’il était résolu à honorer les engagements pris par son père.
À peine arrivé à Kurtuba, Zyriab
s’était rendu au palais où, à l’issue de la période de deuil, il chanta son
répertoire devant un public attentif et ravi. Ce succès décida du reste de sa
carrière. Plutôt que de rechercher de nouveaux contrats il résolut de s’établir
définitivement en Ishbaniyah et accumula, en quelques années, une fortune
colossale qui lui permit de doter richement ses filles. Alia épousa ainsi le
hadjib Mohammed Ibn Rustum, Fatima le wali d’al-Ushbuna, Wahb Allah Ibn Hazm,
cependant que Hamduna prenait pour mari le général Hashim Ibn Abd al-Aziz. Les
attentions dont Zyriab était l’objet furent bientôt connues en Orient. Un
musicien bagdadi, Alluyah se plaignit ainsi au calife de vivre dans la misère
alors que son collègue possédait trente mille pièces d’or et ne sortait
qu’accompagné d’une imposante escorte de cavaliers.
Véritable arbitre des élégances,
Zyriab introduisit à Kurtuba le style de vie raffiné qu’il avait connu en
Orient. Dans le domaine musical, il se fit connaître par plusieurs inventions
remarquables. Il substitua au oudh [114] à une corde un oudh à cinq cordes et améliora considérablement les sonorités
sortant de cet instrument en se servant non plus d’un plectre en bois mais
d’une serre d’aigle finement travaillée. Tous les autres musiciens l’imitèrent
à tel point qu’Abd al-Rahman fut contraint de réglementer sévèrement la chasse
à l’aigle. Seuls ses gardes étaient autorisés à abattre ces redoutables oiseaux
et quelques braconniers payèrent de leur vie leur désobéissance à cet édit.
Ayant étudié les mélodies locales auprès de musiciens nazaréens, il s’inspira
d’elles pour composer des morceaux combinant celles-ci avec le répertoire
oriental traditionnel, créant ainsi un nouveau genre
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