Tarik ou la conquête d'Allah
éternelle régnerait quand bien même tous les protagonistes en auront
oublié les véritables raisons. Peu importait. En agissant comme il l’avait
fait, l’ancien wali de Tingis se comportait en homme d’honneur et estimait
qu’Allah le Tout-Puissant et le Tout-Miséricordieux saurait l’en récompenser.
Le lendemain de cette entrevue, ce
fut au tour d’Ardabast, le frère d’Akhila, comte des Chrétiens de Kurtuba,
d’être reçu par al-Samh et son conseiller. Le fils de Witiza parut, porteur de
nombreux présents. Ce n’était plus le fier et alerte guerrier d’antan. Il avait
grossi et, bouffi de graisse, se déplaçait péniblement comme s’il devait
constamment économiser son souffle et ses forces. Il se lança dans une litanie
de compliments et d’éloges qu’al-Samh interrompit brutalement :
— On m’a rapporté que les tiens
s’agitaient.
— C’est très exagéré. Bien
entendu, quelques jeunes nobles envisagent de prendre les armes. Leur chef
s’appelle Pelayo. Son père fut l’ennemi du mien et le fils me voue une haine
farouche. Rassure-toi, il n’est plus dangereux. Dès qu’il a su que j’avais eu
vent de son complot, il a pris la fuite vers le Nord où il a rejoint les
rebelles qui se terrent dans les montagnes et vivent de pillages. Un jour ou
l’autre, il sera tué. Mais tu peux compter sur ma loyauté et je ne parle pas
seulement en mon nom. Mon frère Akhila, mon oncle Oppas et notre ami Théodomir
sont dans des dispositions identiques.
— Je m’en félicite, dit al-Samh,
et tu es bien avisé de te comporter de la sorte. Ne proteste pas, je sais par
mes espions que vous avez entendu parler d’un possible projet d’évacuation de
nos troupes et que vous vous en êtes réjouis secrètement. Sache qu’il n’en sera
rien. Oui, le calife m’avait demandé d’étudier cette hypothèse. Tout ce que
j’ai vu ici me conforte dans l’idée que ce pays doit rester entre nos mains. Ce
serait un crime que de l’abandonner.
Les derniers à être convoqués furent
les représentants des Juifs, Samuel et Isaac. Tarik Ibn Zyad salua
chaleureusement ses vieux amis et affirma à al-Samh que, sans eux, il n’aurait
pu mener à bien son entreprise. Il s’offrit même le plaisir de plaisanter avec
Isaac :
— Tu m’as privé d’un véritable
joyau, la Table de Salomon, en apprenant son existence à Moussa Ibn Nosayr.
— Je n’ai pas cru à tes belles
paroles quand tu m’as affirmé que le calife l’avait réclamée. Je te soupçonnais
de vouloir la garder pour toi et cette perspective m’était insupportable.
Qu’elle nous soit arrachée par le vainqueur pour figurer parmi les trésors
envoyés en Orient, passe encore ! Mais il n’était pas question qu’elle
serve à enrichir un seul homme. Voilà pourquoi j’ai agi de la sorte sans
révéler à ton supérieur tes desseins secrets. J’avais peur qu’il ne te
punisse : tu nous avais autorisés à la contempler et à prier auprès
d’elle, ce qui fut le plus beau jour de ma vie.
— Je reconnais avoir commis une
erreur. À vrai dire, peut-être aurais-je dû vous remettre cette relique sacrée
plutôt que de la confier à Moussa Ibn Nosayr qui s’en est servi perfidement
pour s’attirer les bonnes grâces d’al-Walid à mon détriment. Ce qui est fait
est fait, n’en parlons plus. Les tiens sont-ils heureux ?
— Ils n’ont pas à se plaindre
de vivre sous votre domination, infiniment plus clémente que celle des
Wisigoths. Cela dit, nous avons traversé des moments difficiles.
— Vous aurait-on
persécutés ?
— Non. Mais un faux messie est
apparu en Orient, un Nazaréen nommé Severa, converti à notre foi. Il a tourné
la tête de nos coreligionnaires en leur annonçant notre délivrance imminente et
la reconstruction de notre saint Temple. Ses disciples ont envoyé des
émissaires qui ont prêché leurs doctrines hérétiques dans nos régions avec un
certain succès.
Certains de nos frères, dont l’un de
mes fils, ont vendu tous leurs biens et se sont préparés à partir pour la terre
de nos ancêtres afin d’être les témoins de ces grandioses événements.
Heureusement, Natronaï bar Hilaï, chef de l’Académie babylonienne de Sura, nous
a tenus informés de la mort de cet imposteur et les choses sont rentrées dans
l’ordre. Sans doute Dieu a-t-Il voulu nous mettre, une fois de plus, à
l’épreuve. Tant de changements se sont produits en si peu de temps que cela
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