Tarik ou la conquête d'Allah
tristes années de sa prime enfance passée dans les cuisines du palais de
Saïd Ibn Kasi. Néanmoins, dans les circonstances présentes, la sagesse lui
commandait de ne pas s’opposer à l’ordre formulé par al-Ghafiki. En tant que
chef des Berbères installés en Ishbaniyah, il devait avant tout veiller aux
intérêts des siens et son refus aurait pu être lourd de conséquences pour eux.
Il fit donc mine d’afficher la plus grande satisfaction cependant que son
ennemi se murait, pour des raisons identiques, dans un prudent silence. Quand
il vit celle qu’on lui destinait pour épouse, il se félicita de sa retenue.
Latifa le surprit en effet agréablement par la vivacité de son intelligence et,
plus encore, par la sourde hostilité qu’elle semblait vouer à son père. En
effet, elle le toisait avec dédain et lui adressait rarement et fort sèchement
la parole. Peut-être en saurait-il plus après leurs noces sur les raisons de
cette conduite, des raisons qu’il supposait être assez graves pour lui fournir
le moyen de rabaisser la superbe de cet intrigant.
L’héritier de Tarik Ibn Zyad n’eut
guère le temps de réfléchir à cette perspective plutôt lointaine tant la
préparation de l’expédition contre l’Ifrandja l’accapara. Tirant la conclusion
des incursions antérieures, al-Ghafiki décida que son armée n’emprunterait pas
la route passant par Narbuna, pourtant la plus facile. En effet, les régions
traversées par cet itinéraire avaient déjà été pillées. Le gouverneur, lui-même
avide de butin, craignait de s’attirer la colère de ses troupes s’il rentrait bredouille.
Il préféra passer par l’Aquitaine où le duc Eudes, dont l’autonomie était
contestée par les Francs, avait recherché sa protection. À cette fin,
l’Infidèle avait signé un traité avec l’un des principaux lieutenants du wali,
Munuza, gouverneur de Narbuna, acceptant même de lui donner sa fille en
mariage. Dans un premier temps, le duc d’Aquitaine avait donc fait savoir à ses
redoutables voisins qu’il les autoriserait à traverser librement ses domaines à
condition qu’ils épargnent ses sujets et leurs biens. Malheureusement, Munuza,
son gendre, ne résista pas aux offres alléchantes que lui fit Charles, le maire
du palais austrasien. Moyennant la promesse que celui-ci le maintiendrait en
fonction et viendrait à son aide en cas d’attaque, il rompit avec Kurtuba et se
prépara à livrer la Septimanie aux Nazaréens.
Averti de ce complot par les Juifs
de Narbuna qui redoutaient les représailles des Chrétiens s’ils se rendaient
maîtres de leur ville, al-Ghafiki envoya Azim châtier le félon qui fut massacré
par ses propres soldats quand ils découvrirent ses intrigues. Ce contretemps
retarda de plusieurs mois le départ de l’armée, forte de plus de trente mille
hommes, Arabes et Berbères confondus. Celle-ci se mit finalement en marche au
début de l’été. Réalisant tardivement qu’il s’était fourvoyé, Eudes abandonna
ses domaines et se réfugia auprès des Francs, les avertissant qu’un sort
identique à ceux des malheureux Wisigoths les attendait s’ils ne repoussaient
pas les envahisseurs par la force. Il eut bien du mal à les persuader de la
véracité de ses dires, car ses volte-face successives avaient considérablement
diminué son crédit. Il fallut toute l’autorité des évêques réunis en synode
pour convaincre Charles que, s’il ne réagissait pas, c’en était désormais fini
de la Chrétienté en Occident. Quand ils auraient balayé les troupes franques,
les Ismaélites se lanceraient à l’assaut de l’Italie et mettraient le siège
devant Rome, la cité où trônait le successeur de saint Pierre. Certains prélats
particulièrement vindicatifs brandirent même contre le chef des Francs la
menace de l’anathème s’il ne venait pas au secours de ses frères dans le
Christ.
En fait, bien que conscient du
danger, le maire du palais n’était guère pressé d’agir. L’Aquitaine dévastée,
il lui serait plus facile de la conquérir après avoir repoussé les Arabes venus
moins pour s’établir durablement en Gaule que pour s’y livrer au pillage. C’est
donc avec une sage et précautionneuse lenteur qu’il rassembla ses troupes. À sa
grande surprise, des milliers et des milliers d’hommes répondirent à son appel,
bien plus que ceux normalement concernés par cette convocation. Non seulement
les Francs, toujours alléchés par
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