Tarik ou la conquête d'Allah
qu’il nous a rencontrés et il sait que nous pourrions témoigner
contre lui. Il se contentera de dire à al-Fihri que, d’après ses espions, une
expédition dirigée par Abd al-Rahman se prépare et qu’il doit redoubler de
prudence.
— Sa fuite modifie-t-elle tes
engagements, Yahia Ibn Bukht ?
— Je vais être franc avec toi.
Je suis un vieil homme et je dois me préoccuper du sort de mes proches. Mon
cœur penche pour ton prince, la prudence m’incite à renoncer à toute
initiative.
— En un mot, tu m’abandonnes.
— Si tel était le cas, tu
serais déjà en état d’arrestation. Mes hommes t’escorteront jusqu’à al-Munakab
d’où tu pourras t’embarquer pour Tingis.
À son arrivée dans la cité portuaire
dominée par une imposante forteresse, la chance lui sourit enfin. Un négociant
syrien l’avertit de la présence d’une illustre voyageuse, Sara, fille du prince
Olmondo et petite-fille de l’ancien roi wisigoth Witiza. À la mort de son père,
elle avait été spoliée de ses biens, d’immenses propriétés cultivées par des
centaines d’esclaves, à la suite des intrigues de son oncle, Ardabast.
Furieuse, elle s’était secrètement embarquée pour l’Orient et avait plaidé sa
cause auprès du calife Hisham. Celui-ci l’avait généreusement dédommagée et
l’avait invitée à résider dans son palais où elle fit la connaissance d’un
jeune officier de la garde, Isa Ibn Muhazim, dont elle tomba éperdument
amoureuse et qu’elle finit par épouser sans renoncer à sa religion. Devenue
veuve et tenue en suspicion par al-Saffah, elle avait choisi de regagner sa
patrie. Badr se souvint qu’elle avait été l’amie de Rah et qu’elle avait tenu
sur ses genoux Abd al-Rahman quand il était enfant. Usant de sa qualité
supposée de marchand, il sollicita une audience sous prétexte de présenter à la
veuve d’Isa Ibn Muhazim un lot de pierres précieuses. Dès qu’ils furent en tête
à tête, il lui révéla sa véritable identité et les projets de son maître. Sara
prêta une oreille attentive à ses propos et lui donna de sages conseils :
— Mon défunt époux était
yéménite et a des parents ici, parmi lesquels Othman Ibn Kasi, le fils de
Florinda. Je suis sûre qu’il te prêtera assistance. Mon mari entretenait aussi
d’excellents rapports avec un chef kaisite qui avait naguère combattu sous ses
ordres, Tammam Ibn Alkama al-Thakafi. Il m’a rendu visite il y a quelques jours
et m’a fait comprendre que le gouverneur al-Fihri faisait preuve d’ingratitude
envers lui. C’est un guerrier valeureux et il ne m’a pas caché l’horreur que
lui inspiraient les crimes d’al-Saffah. Je te donnerai une lettre pour lui.
— Tes frères chrétiens sont-ils
prêts à nous aider ?
— Ce ne sont pas mes frères,
même si je suis demeurée fidèle à la religion de mes pères. Ils détestent ma
famille depuis que mes oncles, en désertant le champ de bataille, ont trahi
Roderic et vous ont livré le pays. Tu n’as rien à attendre d’eux. Ils ne
prendront parti ni pour al-Fihri ni pour Abd al-Rahman. Ce sont des pleutres
qui méritent leur sort et qui se contentent de se lamenter sur la ruine de leur
splendeur passée. Un prêtre m’a apporté une chronique dont il
était l’auteur et dont il m’a laissé une copie. Voilà ce qu’il écrit en
conclusion d’un fatras de phrases grandiloquentes :
Qui peut rapporter de tels
périls ? Qui peut énumérer d’aussi cruelles catastrophes ? Chaque
membre serait-il transformé en langue, il ne serait point dans les pouvoirs de
la nature humaine d’exprimer la ruine de l’Espagne et la multitude de ses
grands maux. Mais que l’on me permette de tout résumer à l’intention du lecteur
en une brève page. Laissant de côté les nombreux désastres depuis le temps
d’Adam jusqu’à nos jours, que ce monde cruel et impie a fait subir à des
régions et villes sans nombre, ce que, historiquement, la ville de Troie a subi
quand elle est tombée ; ce que Jérusalem a souffert, ainsi que l’avait
prédit l’éloquence des prophètes ; ce que Babylone endura, suivant
l’éloquence de l’Écriture ; ce que Rome, enfin, traversa, honorée dans son
martyre de la noblesse des apôtres, tout cela et plus encore, l’Espagne, jadis
si délicieuse aujourd’hui si pitoyable, l’a enduré autant à son honneur qu’à sa
honte.
Que peux-tu espérer de pareils
imbéciles ?
— Tu parais
le
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