Tarik ou la conquête d'Allah
découvrais. Néanmoins, je suis et
je reste un prince syrien, je ne puis l’oublier.
— Si tel est le cas, pourquoi
n’as-tu pas cherché à prendre la tête d’une expédition pour reconquérir Damas
et les provinces qui appartenaient à tes ancêtres ?
— Au début, je l’avoue, cette
idée hantait continuellement mon esprit. Plusieurs fois, j’ai été tenté de vous
entraîner dans cette aventure. J’y ai finalement renoncé.
— Pourquoi, noble émir ?
— Contrairement à al-Saffah, je
n’aime pas verser le sang de mes coreligionnaires sauf lorsque j’y suis
contraint par les devoirs de ma charge. Or il m’aurait fallu livrer
d’innombrables batailles et raser bien des cités avant d’arriver jusqu’à Damas.
À quoi bon ?
— Tu ne dis pas là toute la
vérité, remarqua Amr Ibn Zyad.
— Tu sais percer mes secrets.
En fait, la Syrie de mon enfance est morte. Je l’aimais parce que je vivais au
milieu des miens. Or ils ont presque tous péri sous les poignards des tueurs
d’al-Saffah. De retour à Damas, j’aurais eu l’impression de vivre dans un
endroit dont je reconnaissais chaque recoin mais qui m’était totalement étranger.
Peux-tu comprendre cela ?
— Plus que tu ne le penses. Ma
grand-mère, tu ne l’ignores pas, était la reine Égilona, la veuve du dernier
souverain wisigoth. Certains des membres de sa famille vivent chez les
Chrétiens du Nord et sont venus, jadis, lui rendre visite. Dans les contrées
désolées qui les abritent, ils mènent une existence indigne de leur rang et de
leur gloire passée. À chaque fois, Égilona a tenté de les retenir et leur a
fait comprendre qu’elle était assez influente pour que tu acceptes de leur
rendre certains de leurs domaines.
— Elle n’avait pas tort. Ma
cour leur était ouverte.
— Tous, cependant, ont refusé
ses offres parce qu’ils ne se sentaient plus chez eux.
— Notre présence devait les
gêner.
— Je ne le crois pas. Par
contre, les Nazaréens vivant sous notre domination leur paraissaient être des
personnages bizarres avec lesquels ils n’avaient plus rien de commun. Ce pays
n’est plus le leur et je doute fort qu’ils tentent un jour de le reconquérir.
Voilà pourquoi je ne suis pas surpris par ce que tu as bien voulu me confier et
qui restera un secret entre nous.
Abd al-Rahman vieillissait, mais
n’avait guère le temps de trouver le repos. Son fils aîné, Suleïman, était pour
lui une source constante de soucis. Sa conduite suscitait l’indignation des
cadis. Il ne fréquentait que de jeunes aristocrates chrétiens qui le flattaient
bassement et il se livrait avec eux à d’interminables beuveries. À plusieurs
reprises, ses esclaves avaient dû le ramener, ivre, au Dar al-Imara où il
résidait depuis que son père s’était installé à al-Rusafa, sa résidence située
dans les environs de la ville. Connu au contraire pour sa piété, Hisham, son
cadet, était surnommé par le petit peuple al-rida, « Celui dont on
est satisfait ». Quant au plus jeune, Abdallah, dès qu’il avait eu
quatorze ans, son père l’avait envoyé à Balansiya [55] apprendre le métier
des armes, et il ne faisait guère parler de lui. Soucieux de l’avenir du
royaume, Abd al-Rahman avait réuni les cadis et ses principaux conseillers et
leur avait annoncé, sous le sceau du secret, qu’il avait choisi Hisham pour lui
succéder. Nul, sous peine de mort, ne devait faire état de cette décision et
chacun des participants à cette réunion tint parole. Suleïman continua à mener
une vie dissolue et ne remarqua même pas que son cadet avait rejoint l’émir à
al-Rusafa pour s’initier auprès de lui à son métier de roi. C’est peut-être
d’ailleurs en raison des fautes de Suleïman qu’Allah imposa à l’Ishbaniyah une
épouvantable épreuve.
L’affaire était proprement incroyable
et causa aux Musulmans de la Péninsule un préjudice considérable. Pour la
première fois dans l’Histoire, des disciples du Prophète commirent un sacrilège
énorme : faire appel à des rois infidèles contre leurs propres frères.
Jusque-là, c’était le contraire qui s’était produit. L’exarque Julien s’était
servi, sans savoir que cela entraînerait sa perte, de Tarik Ibn Zyad pour se
venger de l’affront que lui avait infligé Roderic en violant sa fille. Le duc
Eudes d’Aquitaine avait jadis pactisé avec le wali de Narbuna et le
tout-puissant basileus lui-même, pour
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