Tarik ou la conquête d'Allah
avait fait construire un repaire puissamment fortifié d’où
ses hommes lançaient des attaques contre les Nazaréens. À plusieurs reprises,
des ambassadeurs du roi franc s’étaient rendus à Sarakusta pour protester
contre cette violation de la paix régnant entre l’Ishbaniyah et leur pays. Le
wali avait, de bonne foi, accusé les redoutables montagnards vascons d’être les
auteurs de ces actes. Le fait n’était pas impossible car ces sauvages, vêtus de
peaux de bête et demeurés secrètement attachés à leurs dieux païens,
surveillaient étroitement les vallées du Nord. Quand la chasse s’avérait
insuffisante pour nourrir leurs familles, ils attaquaient les paisibles
villages situés au flanc des montagnes, du côté chrétien.
Suleïman était persuadé de
l’innocence de l’Esclavon quand il découvrit la vérité. Un matin, Abd al-Rahman
Ibn Habib Ibn Fihri se présenta devant lui et sollicita une audience en tête à
tête. Il avait, paraît-il, d’importantes révélations à lui faire et il
entreprit de questionner le gouverneur :
— Es-tu satisfait de la manière
dont te traite Abd al-Rahman ?
— Il m’ignore superbement. À
vrai dire, je ne l’ai jamais rencontré. J’étais commandant de la garnison de
Sharish [57] quand j’ai reçu l’ordre de me rendre séance tenante à Sarakusta pour y prendre
mes fonctions. Depuis, à aucun moment, il ne m’a convoqué dans son palais
d’al-Rusafa alors que je pourrais lui apprendre bien des choses sur ce qui se
passe dans son royaume.
— Tu appartiens aux Biladiyun,
aux Arabes nés dans ce pays. Lui est syrien et ne s’entoure que de gens de son
espèce. Il est vraiment dommage que ton zèle ne soit pas récompensé.
— Les monarques sont volontiers
ingrats et nous ne pouvons rien faire contre cela.
— Tu as tort. Le mien me comble
de bienfaits.
— Veux-tu dire qu’Abd al-Rahman
te préfère à moi ? grinça Suleïman.
— Qui te parle de ce fugitif
qui a profité de vos divisions pour vous réduire à l’état d’esclaves ?
— À ma connaissance, ton
protecteur, le wali de Kairouan, n’est qu’un obscur fonctionnaire qui peut, du
jour au lendemain, être destitué.
— Je te parle d’un homme dont
le nom sème la terreur dès qu’il est prononcé. Il s’agit du calife Mohammed
al-Mahdi, chef de la dynastie des Abbassides, qui règne à Bagdad et dont la
générosité n’a pas de limites.
— Dois-je conclure que tu as
abusé de mon hospitalité pour que j’accepte d’entrer dans une conspiration
contre Abd al-Rahman ?
— Je t’ai observé avec soin et
je puis te garantir que si tu nous apportes ton aide, tu seras couvert de
présents et la ville de Sarakusta te sera donnée en héritage à toi et à tes
descendants. Tu n’auras de compte à rendre qu’au calife et tu sais que celui-ci
vit très loin d’ici.
— Je ne puis prendre cette
décision sur-le-champ. Je dois peser le pour et le contre. À la fin de ce mois,
je te ferai connaître ma réponse.
L’Esclavon ressortit perplexe de
cette entrevue. Son interlocuteur était resté sur sa réserve et n’avait guère
manifesté d’enthousiasme. Très vite, l’envoyé du calife s’aperçut que ses faits
et gestes étaient étroitement surveillés. Plusieurs convois, en provenance de
Kairouan, n’eurent pas l’autorisation de pénétrer dans la cité et durent
prendre, à leurs risques et périls la route de Kurtuba pour y écouler, à perte,
leurs marchandises. Devant l’accumulation de ces mauvais présages, l’Esclavon
faussa compagnie à ses cerbères et se réfugia dans les montagnes auprès des
siens. C’est le moment que choisit Suleïman Ibn Yakzan Ibn al-Arabi pour lancer
contre lui une offensive foudroyante durant laquelle Abd al-Rahman Ibn Habib
Ibn Fihri trouva la mort.
Chapitre VII
La traîtrise de l’Esclavon fut
indirectement à l’origine de l’épouvantable scandale qui ternit la réputation
des Musulmans d’Ishbaniyah. Pensant tirer avantage de son succès, le wali de
Sarakusta adressa un long rapport à l’émir sur cette affaire, insistant
pesamment sur son dévouement et la célérité mise à réprimer cette tentative de
soulèvement. Naïvement, il pensait être convoqué à Kurtuba pour y apprendre sa
promotion au rang de conseiller du monarque. Pour toute récompense, il reçut la
visite de Badr, rentré, lui, définitivement en grâce. Le confident d’Abd
al-Rahman ne le ménagea
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