Tarik ou la conquête d'Allah
d’hommes, assez pour nous aider, trop peu pour nous chasser de
nos villes et de nos forteresses. De plus, nous l’inquiétons moins que les
Vascons, ces féroces montagnards qui menacent, plus que nous, les terres de ses
sujets. Il nous abandonnera très vite pour tenter de les exterminer jusqu’au
dernier.
— Tout cela est bien beau, mais
pouvons-nous vivre coupés du reste de l’Ishbaniyah ?
— Sans aucun doute, Suleïman, à
condition de faire formellement allégeance au calife de Bagdad, allié de
Charles.
— Tu oublies que j’ai tué son
envoyé, ce maudit Esclavon.
— À l’époque, tu as eu raison
de le faire. Le calife le comprendra aisément. Il appréciera surtout de
disposer d’un allié sûr pour pouvoir commercer avec les Francs. Ta fortune est
faite.
Suleïman Ibn Yakzan Ibn al-Arabi
resta enfermé plus d’une semaine dans ses appartements pour réfléchir à la
proposition que lui avait faite le fils d’al-Fihri. Il ne savait quelle
décision prendre. Il détestait Abd al-Rahman, mais l’idée de faire appel aux
Nazaréens, ces mécréants, lui répugnait. Jamais aucun Musulman n’avait agi de
la sorte et il redoutait qu’Allah ne lui fermât les portes de son paradis s’il
se comportait de la sorte. Un matin, ai-Hussein Ibn Yahia al-Ansari força sa
porte, l’air sombre :
— Wali, j’ai de mauvaises
nouvelles à t’annoncer.
— Les Francs ont-ils attaqué
nos frontières ?
— Tout est calme de ce côté-là.
Mais Abd al-Rahman a envoyé contre toi une armée conduite par l’un de ses
meilleurs généraux, Thalaba Ibn Ubaid al-Djudhammi.
— Je le connais de réputation
et n’ai rien à attendre de bon de lui. Que me veut l’émir ?
— Tu héberges le fils
d’al-Fihri et, à ses yeux, tu t’es rendu coupable de haute trahison. Des
envoyés de l’émir ont informé tes administrés que tu avais été révoqué de ta
charge et que ton meurtrier recevrait une forte récompense.
— Te voilà assuré d’être
riche !
— La sentence vaut aussi pour
moi, ne t’en déplaise. Nous sommes désormais alliés.
— Voilà comment ce maudit
Syrien me remercie après tant d’années passées à son service ! Quelle a
été la réaction des habitants ?
— J’ai fait intervenir la garde
sur-le-champ. Les têtes des émissaires et de leurs partisans sont clouées sur
les principales portes de la ville. L’avertissement a été compris.
— Je te félicite de cette
initiative et tu constateras que je ne suis pas un ingrat. Le calme règne donc
dans la cité.
— Bien sûr, la population vaque
à ses activités et n’est pas près de bouger. En revanche, les riches commencent
à charger sur des chariots leurs biens les plus précieux et s’apprêtent à
gagner leurs domaines. Faut-il faire fermer les portes de la ville ? Je
crains que leur départ ne provoque un début de panique.
— Laisse-les partir. En cas de
siège, cela fera autant de bouches en moins à nourrir.
En fait, Suleïman Ibn Yakzan Ibn
al-Arabi avait mûri un plan diabolique. Dès que les plus fortunés eurent
abandonné leurs spacieuses demeures, les crieurs publics se répandirent dans
les rues, annonçant que les biens des traîtres étaient confisqués au profit du
Trésor public et que leurs revenus serviraient à financer des distributions de
nourriture aux indigents. La foule, excitée, saccagea les maisons abandonnées
sous le regard de la garnison qui ne reçut pas l’ordre d’intervenir. Suleïman
songea que les victimes de ces pillages pourraient lui en tenir grief. Il
savait déjà l’explication qui lui assurerait l’impunité. Les auteurs de ces
troubles étaient des partisans d’Abd al-Rahman. Ainsi, si l’émir lui avait
octroyé un nombre insuffisant de soldats pour protéger Sarakusta, il en avait
trouvé assez pour les envoyer assiéger la cité. C’était donc lui qui était le
premier responsable de ces vols.
Le plus urgent était de se
débarrasser de ce Thalaba Ibn Ubaid al-Djudhammi. Le wali posta ses troupes en
embuscade dans un défilé que devait nécessairement emprunter la colonne venue
de Kurtuba. Ignorant tout du pays et trompées par des guides, qu’ai-Arabi
récompensa généreusement, les troupes de l’émir furent rapidement hors de
combat et leur chef, chargé de chaînes, enfermé dans un cachot humide, dans les
sous-sols de la citadelle. Suleïman Ibn Yakzan Ibn al-Arabi avait franchi le
pas décisif. Il avait coupé tout
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