Tarik ou la conquête d'Allah
ennemi, toi-même. Abd al-Rahman,
que sa mémoire soit bénie, estimait que tu n’avais pas les qualités requises
pour régner et les événements lui ont donné raison. Tu oses contester ce que tu
as accepté de son vivant, à savoir que la couronne reviendrait à Hisham.
— Tu es venu, fit Abdallah,
avec l’ordre de nous ramener à Kurtuba afin que le bourreau cloue nos têtes à
la porte du pont.
— C’est là sans doute, prince,
le sort que tu aurais réservé à ton frère si la fortune des armes t’avait
souri. Lui est plus sage et plus économe du sang de sa lignée qui a par trop
coulé sous le règne du maudit al-Saffah. Il a décidé de vous laisser la vie à
condition que vous acceptiez de quitter ce pays.
— Quelle générosité !
s’exclama ironiquement Suleïman. Et à qui reviendront nos domaines ?
— Hisham a décidé de les
attribuer à la grande mosquée et à son mufti, Sa’sa Ibn Sallam al-Shami.
— De quoi vivrons-nous ?
s’enquit Abdallah.
— Rassurez-vous, l’émir sait
que vous avez un rang à tenir et qu’un loup affamé est plus dangereux qu’un
fauve repu. Chacun d’entre vous recevra, dans la ville qu’il aura élue pour
lieu de résidence, soixante-dix mille dinars en pièces d’or et, si cette somme
ne vous suffit pas, vous pouvez compter sur sa générosité. Vous n’aurez qu’à
lui faire savoir le nombre de pièces d’or que vous souhaitez.
— Qu’adviendra-t-il de nos
fidèles ? Nous les avons entraînés dans cette aventure et ils n’ont pas à
payer parce qu’ils se sont montrés loyaux envers nous.
— Ceux qui souhaitent partager
votre exil – je doute qu’ils soient nombreux – y seront autorisés et
pourront disposer de leurs biens. Les autres resteront en Ishbaniyah s’ils
acceptent de faire allégeance à Hisham et de livrer en otages leurs enfants. Il
est inutile de me donner votre réponse maintenant. Prenez le temps de réfléchir
à ce choix douloureux qui décidera de votre avenir.
— Nous pouvons refuser, tonna
Suleïman. La ville dispose de remparts solides ; nous repousserons
aisément les assauts de tes troupes.
— Assurément, mais à quoi
bon ? Dois-je vous fournir l’état exact de vos réserves en vivres ?
Dans quelques jours, la population de Tulaitula, craignant la famine, se
soulèvera et vous massacrera sans pitié dans l’espoir que ce geste lui vaudra
la clémence de l’émir.
Les deux princes discutèrent de
longues heures durant de l’attitude à adopter. Leur conversation était
constamment interrompue par l’intrusion, dans la pièce où ils se tenaient,
d’officiers leur signalant la désertion de tel ou tel commandant. Au petit
matin, Suleïman et Abdallah, suivis d’une mince poignée de fidèles, se
rendirent à Amr Ibn Zyad. Ils furent conduits séparément, sous bonne garde,
vers al-Munakab où chacun d’entre eux s’embarqua à bord de navires spécialement
affrétés. Le chef berbère s’enquit de leur destination. Avec un sourire forcé,
Suleïman lui rétorqua :
— Je vais chez les tiens.
— Qu’entends-tu par-là ?
— J’ai décidé de m’établir à
Tingis dont l’un de tes ancêtres, Tarik, fut le wali et d’où il partit pour
conquérir l’Ishbaniyah.
— Dois-je en conclure que tu
ambitionnes de marcher sur ses traces et que tu espères revenir un jour dans ce
pays en dépit de la promesse que tu as faite à ton frère ?
— Je n’en ai nullement
l’intention. Cette pitoyable équipée de Tulaitula m’a servi de leçon.
D’ailleurs, je serai si près du royaume d’Hisham que ses espions pourraient
aisément surveiller mes faits et gestes et le prévenir si je préparais un
mauvais coup. J’ai plus de quarante ans et c’est la deuxième fois de ma vie que
je suis contraint à l’exil. La première m’a fait parcourir un long, un très
long chemin. Tu le sais, je suis né en Orient où régnaient alors les membres de
ma famille. Quand al-Saffah a pris le pouvoir, mon père s’est enfui et je ne
l’ai revu que des années plus tard, quand il a pu négocier mon départ avec le
calife. Invité à le rejoindre en Ishbaniyah, j’ai traversé la Syrie, la
Palestine, l’Egypte et l’Ifrandja. Ce périple avait quelque chose de grisant
car je découvrais des peuples et des villes dont j’ignorais tout. J’ai apprécié
al-Qods, Alexandrie et Kairouan et, je dois l’avouer, j’ai tardé à gagner
Kurtuba pour le simple plaisir de
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