Tarik ou la conquête d'Allah
tenu aussi longtemps. Tu dois en construire un
nouveau ou, plutôt, réparer celui-ci. En me rendant au palais, je me suis
approché du fleuve et j’ai observé les dégâts. Seules les arches centrales ont
été emportées, le reste a tenu bon. Tu as d’excellents architectes et, dès que
la pluie aura cessé, ils devront se mettre au travail.
L’empressement que mit l’émir à
faire reconstruire le vieux pont ne fut pas payé de retour. Les habitants de la
cité étaient habitués à voir leur prince vivre reclus dans le Dar al-Imara dont
il ne sortait que pour se rendre à la mosquée, séparée du palais par une grande
rue, la Mahadjdja Uzma, où la foule se pressait chaque jour devant les échoppes
des artisans et des commerçants. Le soudain intérêt manifesté par Hisham pour
sa capitale alimenta les plus folles rumeurs. Des Nazaréens firent circuler le
bruit qu’il comptait expulser de l’enceinte tous les non-Musulmans. Les plus
couards d’entre eux s’empressèrent de céder à bas prix leurs maisons avant que
celles-ci ne soient confisquées. Le devin Jacob Ben Obadiah se porta ainsi
acquéreur d’un lot de demeures en bordure du fleuve où se regroupèrent une
partie de ses coreligionnaires. Devant l’agitation provoquée par ces mouvements
de population, Hisham dut convoquer le kumis chrétien Tedulfo pour lui demander
d’informer ses frères qu’il n’avait nullement l’intention de se priver d’aussi
bons et loyaux sujets et qu’il leur était interdit, sauf cas exceptionnels, de
vendre leurs maisons. Les dhimmis respirèrent, mais ce fut au tour des
Musulmans d’être abusés par quelques fanatiques. Les partisans de Suleïman et
d’Abdallah sortirent de l’ombre et calomnièrent l’émir de façon éhontée. Ils
murmuraient que, loin d’être un pieux Musulman, le monarque s’adonnait à la
débauche dans une résidence secrète située de l’autre côté du fleuve et où il
ne pouvait plus se rendre depuis la destruction du pont. C’était pour cela
qu’il avait ordonné à ses architectes de réparer celui-ci le plus vite
possible. La rumeur enfla à tel point que le mufti de la grande mosquée, Sa’sa
Ibn Sallam al-Shami, en fut troublé et demanda audience à l’émir :
— Noble seigneur, je te connais
depuis ta plus tendre enfance et je t’ai appris les versets de notre saint
Coran. Tu peux, je l’atteste, réciter par cœur certaines de ses sourates.
— C’est vrai. Interroge-moi.
— « Ô hommes ! Une
preuve est venue de Votre Seigneur…»
L’émir continua mécaniquement :
— « Nous avons fait
descendre pour vous la lumière éclatante. Dieu fera entrer dans le giron de sa
miséricorde ceux qui croient en Lui et s’attachent fermement à Lui ; Il
les dirigera vers le sentier droit [66] . »
— Loué soit Allah le
Tout-Puissant et le Tout-Miséricordieux ! fit le mufti. Tu n’as pas oublié
les paroles du Seigneur et l’impiété ne ronge pas ton cœur.
— Pourquoi me dis-tu
cela ? Aurais-tu douté de moi ?
— À ma grande honte, oui, et
c’est pour cela que j’ai demandé à te voir. J’étais troublé par les rumeurs qui
circulent en ville sur ton compte. Au début, je n’y ai pas prêté attention tant
elles me paraissaient ridicules. Mais les plus dévots de mes fidèles ont
commencé à y croire et ont instillé le doute dans mon esprit. Aussi je te
conjure de répondre franchement à ma question : possèdes-tu de l’autre
côté du fleuve un palais où se dérouleraient des orgies abominables que notre
religion réprouve ?
— M’en crois-tu capable ?
— Certes pas.
— Je puis te jurer sur ce que
j’ai de plus cher que je n’ai jamais transgressé les lois de notre saint Coran.
L’aurais-je fait une seule fois que j’aurais abdiqué immédiatement au profit de
mon fils al-Hakam, dont j’apprécie l’intelligence et le courage. Non, je ne
possède aucune résidence analogue à celle que tu décris.
— Je te crois volontiers, dit
Sa’sa Ibn Sallam al-Shami, mais tu dois réagir. Si j’ai pu ajouter foi à ces
balivernes, songe à ce qu’ont pu penser les plus humbles de tes sujets. Dès
vendredi prochain, lors de la grande prière, je ferai éclater la vérité. Je
crains, hélas, que cela ne suffise point. Notre ville est comme un corps rongé
par la maladie et il faut un remède puissant pour le guérir.
— J’ai une idée.
— Laquelle, fils d’Abd
al-Rahman ?
— Fais savoir
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