Terra incognita
minutes qui suivirent, Algonde ne se souviendrait jamais. Pas plus qu’Hélène ne se souvenait de celles qui entourèrent la mort de Djem. Elles appartenaient à une fraction de temps que la lucidité ne pouvait franchir. Un espace fait encore de l’espoir d’hier et de l’incohérence d’aujourd’hui. Quelques points de suspension entre deux phrases, deux moments bien distincts, deux états.
Elle ne retiendrait que des bribes.
Des mots.
Ceux de Petit Pierre entrecoupés de sanglots, évoquant ses retrouvailles avec son père, puis l’envie pressante de Mayeul, le corps de La Malice criblé de flèches, les coups de fouet de Ronan de Balastre. Mathieu jeté en travers d’un cheval. Leur chevauchée puis leur arrivée au castel de Luirieux, sous une pluie battante. Mathieu, inerte, étendu de dos sur le paillon de l’écurie, du sang lui coulant des narines, l’œil unique révulsé. La colère de Luirieux. Les coups de pied de Luirieux contre les côtes de ce corps immobile. L’élan de Petit Pierre à le couvrir du sien. Ses petits bras garrottés par les soldats pour l’arracher à son père. L’ordre de Luirieux de jeter Mathieu dans l’Isère, toute proche. Le « NON ! » que Petit Pierre avait hurlé. La gifle du prévôt en réponse. De nouveau Mathieu jeté en travers de la selle de Ronan de Balastre. Les gesticulations de Petit Pierre pour se libérer de son entrave, empêcher que le cheval ne sorte. De l’écurie. Puis de la cour. La herse rabaissée derrière le passage du cavalier. La libération de Petit Pierre puis sa course jusqu’à la grille épaisse. La pluie sur son crâne, sur ses petites mains serrées autour des barreaux. La pluie sur ses joues. Les éclairs au-dessus du cheval qui filait vers l’est dans un ciel mangé par l’orage. Puis le retour de Ronan de Balastre, seul.
*
Autant de mots-images dans la mémoire d’Algonde. Dans l’abîme d’Algonde. Complétés par ceux d’Hélène.
La colère de cette dernière en apprenant l’affaire. Son ordre de faire repêcher le corps pour le porter en terre. Le refus de Luirieux. La suffisance de Luirieux. Sa menace de la priver de sa progéniture si elle s’avisait de lever encore le ton contre lui. Petit Pierre venu se réfugier contre elle. Le rire de Luirieux. La révélation de Luirieux revendiquant la paternité de Petit Pierre sur les dires de Fanette. Le chaos. Puis, dans les jours qui suivirent, les documents à signer sous la contrainte. La dépossession des biens d’Hélène en faveur de son époux. L’adoption de Petit Pierre. La mainmise sur leurs vies à tous deux. Et de nouveau la menace, précise. Il n’avait plus besoin d’elle désormais. Vivante ou morte elle servait ses intérêts. Il lui laissait le choix, tout en se gardant le pouvoir, lui, de changer d’avis.
Le choix. Hélène l’avait fait. De la docilité. Pour obtenir de regagner enfin Sassenage. Rencontrer son fils. Y mettre l’autre au monde en toute sécurité. Tout raconter. Et chercher, auprès des siens, le moyen de se protéger.
Parce qu’au moment tant attendu de se retrouver, Algonde et elle étaient de nouveau semblables.
Pétries de souffrance, mais portées par la nécessité d’avancer pour les êtres qu’elles chérissaient.
39
La nuit descendait sur les montagnes thébaines vers lesquelles Elora guidait ses compagnons. Les flancs, ocrés jusque-là, se découpaient à présent d’ombre sur un ciel de flamme, donnant plus de relief encore à leurs cimes désertiques. Elora s’attarda sur celle, de forme pyramidale, qui dominait le petit village de Deir el Medineh. C’était là, dans cet ancien ouadi de la falaise, elle le sentait, que leur chemin s’arrêterait. Elle en attendait l’augure avec impatience depuis qu’ils avaient remonté le Nil, immobilisé leur embarcation sur la rive opposée à la ville de Thèbes et gagné le désert, au dos des dromadaires qu’ils avaient achetés à bon prix à des Bédouins.
Derrière elle, succédant aux conversations qui avaient rythmé leur progression, le silence s’était fait. La fatigue liée à la chaleur intense de la journée les tenait tous. La faim aussi. Elle se félicita d’avoir tiré une gazelle quelques heures plus tôt. Ses cuissots pendaient à sa selle, enroulés dans plusieurs couches de tissu pour les protéger des mouches. Le reste de l’animal, une fois sa flèche récupérée, elle l’avait abandonné aux chacals, lynx et autres
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