Thalie et les âmes d'élite

mettre très vite un vieux pupitre acheté d’occasion. Mais dans le cas des chambres, nous les meublerons quand nous aurons «du nouveau».
    Pour la jeune femme, cela présentait la plus belle promesse d’un avenir heureux. Depuis des années, les confesseurs de la cathédrale
    prenaient
    un
    ton
    inquisiteur
    pour
    lui
    demander si elle « empêchait la famille ». Peut-être sa voix trahissait-elle son mensonge, mais la réponse « Non, le bon Dieu ne veut pas, c’est tout», ne convainquait plus les porteurs de soutane. Avant de se faire interdire la communion, elle et son époux avaient pris l’habitude de fréquenter la paroisse Saint-Dominique, créée au mois d’octobre précédent. Les bons pères, dont plusieurs étaient nés à l’étranger ou y avaient séjourné longuement, paraissaient croire qu’il existait des crimes plus horribles que l’utilisation du condom. En conséquence, ils ne poussaient guère l’interrogatoire.

    — Quand il y aura « du nouveau », comme tu dis, je devrai abandonner mon emploi, rappela-t-elle.
    — Le véritable perdant sera Edouard. Je me demande comment il pourra gérer son affaire sans toi.
    Cette boutade tira le premier sourire vraiment sincère à la jeune femme. Cette fois, elle jeta un regard réellement satisfait sur le salon et alla s’asseoir dans l’un des fauteuils.
    — Cela sera étrange de recevoir des gens, commenta-t-elle.
    — Tu as raison. Tante Elisabeth avait beau nous dire de ne pas nous gêner, je ne me voyais pas inviter maman et Paul dans son salon. J’imaginais toujours que l’un des députés viendrait faire le casse-pied.
    — Nous sommes si souvent allés chez eux. Ce seront les premiers à venir ici.
    Flavie se réconciliait rapidement avec cette nouvelle demeure. Même que l’idée d’aller tout de suite essayer le lit neuf en compagnie de son amoureux lui effleura l’esprit...
    A la place, elle murmura :
    — Tu dois avoir faim.
    — Un peu. J’ai même eu le temps de mettre de la glace dans la glacière et d’acheter de quoi manger.
    — Je ne sais pas vraiment cuisiner. J’ai bien observé Victoire à la pension, mais elle refusait absolument de me laisser toucher à quoi que ce soit.
    — Je ne suis pas vraiment plus compétent. Viens, à nous deux, nous devrions nous tirer d’affaire. Comme les produits sont frais, nous ne risquons pas de nous empoisonner.
    Mathieu tendit la main afin de l’aider à se lever. En faisant cuire les pièces de viande dans la poêle, il l’effleura suffisamment souvent pour la convaincre de ne pas attendre la fin de la soirée pour essayer le nouveau set de chambre à coucher.

    *****

    Thalie pénétra dans le salon de thé du Château Frontenac en passant par la terrasse Dufferin. La grande pièce lambrissée en cerisier offrait un air gai, reposant. A cette heure de l’après-midi, de nombreuses tables étaient occupées par des duos ou des trios de femmes respectables. L’anglais dominait les conversations.
    D’un mouvement circulaire de la tête, la jeune femme chercha dans la salle et découvrit un visage vaguement familier. Elle s’approcha, puis demanda, un peu intimidée :
    — Mademoiselle Pelland ?
    L’autre se leva à demi en disant:
    — Oui, c’est moi.
    — Restez assise. Je suis Thalie Picard.
    Elle tendit la main, l’autre la prit. Entre inconnues, l’échange demeura emprunté, des doigts offerts et pressés sans conviction.
    — Je semble en retard. Je m’en excuse, plaida la nouvelle venue.
    — Non, la rassura l’inconnue. C’est moi qui suis en avance. Votre missive m’a tellement surprise.
    La veille au matin, Thalie avait mis un petit mot très simple à la poste: «Mademoiselle, j’aurais beaucoup de plaisir à vous rencontrer. » Suivait la proposition de cette heure et de ce lieu.
    — Je ne suis pas certaine d’avoir respecté les convenances en vous écrivant de cette façon, mais après avoir vu cet article dans le journal samedi dernier, je n’ai pas pu résister.
    Sur ces mots, le médecin posa le numéro de La Patrie du 11 juillet au milieu de la petite table entre elles. En première page, dans un bandeau de photographies, on voyait celle de cette jeune femme âgée de vingt ans tout juste. Une très jolie et sobre brunette, aux traits parfaitement réguliers, une mèche de ses cheveux tombant un peu sur l’œil gauche pour ensuite frôler la ligne de la mâchoire. Aujourd’hui, elle portait le même costume, une veste sombre et un