Thalie et les âmes d'élite
régularité.
Jeanne se levait à cinq heures afin de préparer le déjeuner de la maisonnée. A partir de la fin de juin, Antoine la rejoignait peu après dans la cuisine. Une tranche de pain posée sur le poêle à bois lui fournissait la première rôtie.
Avec un peu de fromage et un verre de lait, cela lui faisait un repas suffisamment consistant.
— Les foins doivent se terminer bientôt, je pense, mentionna la domestique en lui versant à boire.
— Nous les avons à peine commencés, cette année. Il gelait encore en mai, donc les semences ont été retardées.
Nous aurons terminé dans deux semaines.
Il levait vers elle ses yeux rieurs, affectueux aussi.
— Cela prenait plus de temps dans Charlevoix.
— Ici, la terre est meilleure, moins pierreuse.
Le garçon prenait le ton d’un expert. Sans doute en deviendrait-il un, s’il continuait à passer toutes ses vacances dans une ferme.
— Quand la fenaison sera terminée, que feras-tu toute la journée ?
— Le train, comme d’habitude. En attendant la récolte de l’avoine, je ferai de petits travaux.
— Autrement dit, tu seras enfin un peu en vacances.
— Un peu.
Après plusieurs jours à s’agiter en plein soleil, un chapeau de paille un peu rejeté en arrière sur le haut du crâne, quelques livres en moins à cause de ces efforts, Antoine affectait des allures de petit homme. Ses cheveux blonds et ses yeux bleus rappelaient sa mère. La stature venait de son père.
— Je dois y aller, les vaches ne m’attendront pas.
Il se leva en essuyant sa bouche sur sa manche et se haussa sur la pointe des pieds pour lui poser les lèvres sur la joue. Ces scènes affectueuses survenaient quand personne ne les regardait.
Un peu à la manière de son père, Antoine considérait Jeanne comme une femme dans ces rares moments d’intimité.
Dans d’autres circonstances, il gardait ses distances.
Depuis la fenêtre, la domestique l’observa courir vers l’étable. Comme les années précédentes, la famille de cultivateurs abandonnait
sa
demeure
aux
estivants
pour
aller
occuper une vieille laiterie et la tasserie de foin. L’argent sonnant des Dupire valait les inconvénients d’un mode de vie de privations pendant deux mois.
— Quelle scène touchante !
La voix fit sursauter Jeanne. Eugénie se tenait au milieu des marches de l’escalier. De ce point de vue, elle devait avoir tout vu des dernières minutes.
— Vous voulez quelque chose ?
— Un peu de café. Tu n’as pas encore commencé à le préparer? fit-elle en guise de reproche.
— Vous ne vous levez pas aussi tôt, d’habitude.
La jeune femme accueillit la remarque d’une grimace, avant d’aller s’asseoir dans la chaise berçante placée près de la fenêtre.
— Tu te prépares de très cruelles déceptions, formula-t-elle à mi-voix.
Jeanne préféra se concentrer sur la cafetière. Un silence un peu lourd envahit la pièce.
— Tu n’es rien pour ce garçon, rien d’autre que la servante. Si je décide de te renvoyer aujourd’hui, tu ne le reverras plus.
Eugénie ne jouissait pas vraiment de ce pouvoir, car il revenait au maître de la maisonnée, mais contester son affirmation ne ferait que rendre l’atmosphère plus délétère encore.
— Je veux bien vous croire, souffla l’employée. Toutefois, c’est à moi qu’Antoine fait la bise en secret, pas à vous.
En réalité, le gamin n’embrassait sa mère ni en public ni en privé. Très vite, il avait abandonné le «maman» pour le
«mère», plus distant. Mais la femme n’allait pas aisément se considérer comme vaincue.
— Cela ne change rien à l’affaire. Tu peux disparaître de sa vie comme cela.
De la main, elle fit le geste de chasser une poussière.
La domestique laissa échapper un soupir. Depuis son lever, la longue attente avait commencé. Jusqu’au milieu de la matinée, ce samedi, Jeanne s’arrêterait souvent devant une fenêtre donnant sur la grande route. Parti à la première heure de Québec, Fernand mettrait plus de deux heures avant d’atteindre la grande demeure paysanne.
*****
— Ce n’est pas encore assez mûr, commenta Antoine en marchant au milieu du champ de foin.
Derrière lui, le propriétaire du champ sourit. Ce garçon de la ville prenait de plus en plus l’allure d’un paysan. Ce qui paraissait une envie passagère au cours du premier été se révélait finalement une véritable passion pour lui.
— Tu as bien raison. Nous reviendrons
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