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Thalie et les âmes d'élite

Thalie et les âmes d'élite

Titel: Thalie et les âmes d'élite Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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raison. Ce spectacle plus relevé permettrait aux élites de la ville de se rencontrer. Les femmes montreraient leur toilette la plus dispendieuse, le statut des époux se mesurant à cela. Le couple pressa le pas pour se rendre au Théâtre canadien, dans la rue Saint-Jean. Georges Bernier paya les deux entrées. Après avoir trouvé leur siège dans la grande salle, il déclara:
    — Je suis très heureux d’être avec vous ce soir.
    — Je suis heureuse aussi.
    Les lumières toujours allumées leur permirent d’échanger un regard, leurs mains s’effleurèrent brièvement. Quand l’homme ne pestait pas contre les classes supérieures, il se révélait charmant, souvent drôle.
    — Vous avez trouvé un autre engagement, depuis la fin des travaux à la pension? demanda Jeanne.
    — J’ai travaillé une demi-journée chez un voisin, c’est tout. En hiver, tous les chantiers sont arrêtés. D’ici le printemps, je ferai une journée ici et là, rien de plus.
    Le travail domestique mettait la jeune femme à l’abri des rythmes inhérents aux chantiers ou aux manufactures. Devant l’inquiétude dans son regard, son compagnon enchaîna :
    — Heureusement, l’année 1925 a été bonne, j’ai ce qu’il faut pour vivre un certain temps sans trop m’en faire. Mais mes collègues moins économes se trouvent parfois à court, une fois le froid venu. Ceux-là sont obligés d’offrir leurs services pour pelleter les rues, les devantures des commerces...
    L’homme lui signifiait ainsi compter parmi les travailleurs sobres et prudents, disposés à économiser pendant les beaux jours afin de survivre aux mauvais. C’était là une qualité appréciée.
    — Vous n’avez jamais eu envie de chercher à vous embaucher dans un atelier ?
    — Ce n’est pas mieux que la construction, vous savez.
    Les journées s’allongent au moment de remplir les commandes, ensuite la moitié des gens sont mis à pied. J’ai de nombreux parents dans les usines de chaussures. Cette année, le chômage saisonnier est plus long que d’habitude, et en plus ils reçoivent des salaires réduits depuis des mois.
    Quand monseigneur Langlois avait accepté de servir d’arbitre entre les patrons et les ouvriers, ces derniers avaient déjà subi une coupure de dix pour cent de leur rémunération. Le salaire définitif serait fixé par le digne prélat.
    — Leur conflit n’est pas encore réglé ? questionna la femme.
    — Sa Grandeur prend son temps, dit l’autre avec ironie, elle examine la situation avec soin, selon l’aumônier de mon syndicat. Je suis prêt à parier que ça finira mal pour les ouvriers.
    Après une enfance particulièrement misérable, Jeanne avait connu une certaine sécurité matérielle pendant près de deux décennies. Seule la lecture des journaux l’avait informée du long ralentissement économique de 1919 et 1920.
    — Les gages des domestiques sont modestes, mais au moins ils sont réguliers, observa-t-elle.
    — Mais la présence continuelle d’une patronne, les journées sans fin... Moi, je ne pourrais pas. J’aime mieux le travail du bois.
    Sa compagne se remémora ses dernières années, à la tâche depuis les premières heures du matin jusque tard en soirée, la
    surveillance
    continue
    d’Eugénie,
    les
    paroles
    mesquines, souvent cruelles et insultantes. Elle se demandait parfois comment elle avait pu endurer tout cela.
    — Avec madame Picard, je suis très bien, remarqua-t-elle à voix haute.
    — Elle m’a paru sévère...
    — Elle se donnait ce genre pour ne pas se faire charrier par les travailleurs de la construction, dit-elle avec un clin d’œil. Le contremaître paraissait tout à fait disposé à profiter de la situation, surtout devant une femme.
    — Peut-être, convint le menuisier avec un sourire narquois.
    Le bruit du rideau sur la tringle d’acier leur imposa le silence. Pendant ce temps, à l’Auditorium de Québec, les comédiens s’apprêtaient à monter sur scène.

    *****
    La troupe de théâtre de Louis Jouvet avait traversé l’Atlantique pour venir se produire en Amérique. Si des villes comme New York ou Boston comptaient assez de francophiles pour y donner une ou deux représentations, le Canada l’occuperait un peu plus longtemps.
    Dans une loge de l’Auditorium de Québec, ce qui devait être une réunion du frère et de la sœur Picard devenait plutôt un assemblage disparate de laissés-pour-compte.
    Thalie la partageait avec un avocat d’un peu plus

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