Thalie et les âmes d'élite
conversation.
— Tu es toujours heureuse de tes nouvelles domestiques ?
— La bonne apprend son métier sans mal. Mais la cuisinière...
Tu as vu, aux fêtes de fin d’année? Quel repas pitoyable !
— Tu devrais lui acheter des livres de recettes.
— Je ne pense pas qu’elle sache lire.
Jusqu’à leur arrivée dans la rue Scott, les questions domestiques les retinrent. Lorsqu’elle rentra chez elle, Eugénie entendit une conversation provenir de la cuisine.
Elle se rendit dans la pièce et vit la porte de communication donnant accès aux appartements de sa belle-mère ouverte.
— Grand-maman, énonçait Béatrice d’une voix enjouée, je ne pense pas que tu as le droit de prendre cette carte.
— Ma chérie, serais-tu en train d’accuser une vieille dame de tricher ?
— Je ne veux pas vraiment dire tricher... Mais tu joues de façon fantaisiste...
L’aïeule rit de bon cœur, répéta «fantaisiste» en allongeant la main pour caresser les cheveux de sa petite-fille.
— Je peux jouer avec vous ?
La voix de la nouvelle venue, depuis l’embrasure de la porte, agit comme une douche froide. Comme prises en défaut, l’enfant et sa grand-mère perdirent leur sourire.
— ... Ça se joue à deux seulement, dit la première.
Le rose lui monta aux joues. Elle posa les cartes face contre table, puis continua :
— De toute façon, il est tard. Je dois aller me coucher...
Grand-maman, veux-tu que je range le jeu ?
— Non, ma belle. Comme mes rhumatismes me volent du temps de sommeil, je ferai des patiences une partie de la nuit.
Pressée de se réfugier dans sa chambre, la fillette embrassa la vieille dame à la sauvette, passa la porte en essayant de se faire toute petite pour ne pas effleurer sa mère. Elle s’engagea dans l’escalier deux marches à la fois.
— Vous portez-vous bien, madame Dupire ? demanda Eugénie. A part vos rhumatismes, bien sûr.
— Je me porte bien, merci.
— Je peux me joindre à vous, un moment ?
— Malheureusement, je comptais me mettre au lit tout de suite.
Sans rougir le moins du monde de son mensonge, elle allongea la main afin de tirer sur le ruban près d’elle. Le timbre d’une clochette résonna dans la chambre de sa vieille domestique. Elle descendrait dans une minute.
Sa bru la dévisagea, puis elle monta à son tour. Ses efforts pour rétablir les liens avec les membres de la maisonnée se heurtaient à la plus totale indifférence.
Chapitre 21
À l’approche de l’heure de la messe, Flavie était venue le rejoindre dans la petite pièce lui servant de bureau, toujours vêtue de son peignoir, les deux mains sur les reins.
Une grimace sur le visage, elle expliqua :
— Je reste à la maison. Je ne peux pas me risquer sur les trottoirs dans cet état.
Son mari leva les yeux de son travail pour lui faire signe de s’approcher.
— Tourne-toi.
Avec les pouces, il commença à la masser au bas du dos.
— Tu as bien raison. La moindre chute serait dangereuse.
Bébé devra bientôt cogner à la porte, sinon tu ne pourras plus marcher.
L’homme exagérait juste un peu. L’ampleur du ventre, sur une aussi petite personne, ne cessait de l’impressionner.
— Mais toi, tu dois te mettre en route bientôt, si tu ne veux pas rater la cérémonie.
— Je ne te laisserai pas seule. Mon devoir d’époux exige que je te masse longuement.
Les mains tendaient à descendre sur les fesses. L’encens et les incantations risquaient de céder la place à des jeux un peu moins élevés pour l’âme.
— Non, tu vas y aller. Ce n’est pas le temps de prendre de risques avec ça.
La jeune femme voulait dire négliger ses devoirs religieux alors qu’une naissance viendrait bientôt. A ses yeux, ce serait tenter
le
sort.
Tellement
de
choses
pouvaient
arriver durant un accouchement, à la mère ou à l’enfant.
— Dans ce cas, je vais y aller, accepta-t-il pour la rassurer.
Prends soin de toi pendant mon absence, et surtout attends-moi pour préparer le repas. Je ne veux pas te voir faire d’efforts.
La laisser seule l’inquiétait. Le jour même, il entendait parler à sa mère afin de voir si Gertrude ne viendrait pas tout de suite lui tenir compagnie.
— Et demain, continua Flavie, je ne pourrai pas me joindre à vous au théâtre. Dans mon état...
— Je vais demeurer avec toi.
— Non, Thalie compte sur ta présence.
— Je vais aller à la messe comme tu me le demandes, mais pas question de sortir sans toi. Ma
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