Thalie et les âmes d'élite
second dans mon cœur, c’est mon père. Il a uni ses efforts à ceux de ma mère pour faire de moi un honnête homme plus tard. »
En lisant les derniers mots, il fut tenaillé par l’envie de tout biffer. Mobilisant sa volonté, il continua plutôt : « Ce qu’il est d’ailleurs lui aussi : un honnête homme. » Comment présenter cet ouvrier courageux autrement qu’en ces mots ?
Soixante heures de travail hebdomadaire pour faire vivre convenablement sa famille lui valaient bien ce titre.
«Il n’a pas tout à fait la même méthode que ma mère, enchaîna le séminariste. Il n’a surtout pas la grande bonté de celle-ci. Son amour est quelquefois rude et correctif.
Quoi qu’il en soit, je reconnais que papa m’a beaucoup aimé, qu’il m’aime encore, et je voudrais lui rendre tout ce que je lui dois, dont mes études... Mais c’est impossible.»
L’adolescent relut son dernier paragraphe avec attention, en trouva le ton tout de même un peu sévère, se souvint du commandement «Tu honoreras ton père et ta mère». Ces lignes ne rendraient pas justice au saint qu’il projetait de devenir. Aussi il ajouta : «Je veux faire plaisir à mon père le plus possible, lui être bien soumis et obéissant. »
*****
Jeûner au souper permit à Raymond Lavallée de cultiver sa tristesse comme d’autres entretiennent une vertu. Ou plus précisément, l’apparence de la tristesse. Pendant toute la soirée, jusqu’à son coucher, il demeura à l’étage afin d’éviter de nouveaux éclats de voix.
De toute façon, ses quartiers se montraient confortables.
Ses sœurs devaient partager une toute petite pièce ; le cadet, François, héritait d’un étroit réduit. Mais le futur prêtre profitait d’une parfaite intimité. Quand il se perdait dans ses oraisons, aucun témoin ne troublait l’élévation de son âme.
Assis à sa petite table, un cahier grand ouvert devant lui, le garçon cherchait ses mots en mâchonnant son crayon.
Ecrire un journal pour soi, quelle aberration! Etaler ses pensées sur le papier ne servait à rien, si personne ne devait un jour en prendre connaissance. Le faire pour la postérité, offrir aux croyants ce témoignage sur une jeunesse pieuse, exemplaire, paraissait infiniment plus raisonnable.
Raymond aligna laborieusement quelques paragraphes, se relut en soupirant, désolé de son style. Au moins, l’éloge funèbre de monseigneur Buteau prononcé en matinée pour le cardinal lui donnait la matière d’une jolie section. Il décida de revenir longuement sur le sujet.
Au Petit Séminaire, ses maîtres lui reconnaissaient un beau talent d’écrivain. Fin juin, dans la grande salle académique, ses efforts incessants de la dernière année lui avaient valu treize prix. Toutefois, il avait souffert de la déception d’être le second de la classe. D’un autre côté, le premier n’en avait eu que onze. Dieu lui avait offert cette petite consolation.
Le garçon se pencha encore sur son journal pour ajouter quelques lignes sur le vilain péché d’orgueil. Cette pensée l’amena à se renfrogner un peu. Il s’abandonnait au septième péché capital avec une affreuse régularité. Néanmoins, ses écrits, il n’en doutait pas, édifierait encore les âmes à la fin du xxe siècle.
A dix heures, Raymond se défit de ses vêtements. Un moment, il se contempla dans le miroir, affublé d’un grand sous-vêtement en coton... L’idée de se glisser sous le drap complètement nu lui traversa l’esprit. Il n’osa pas. Etendu de tout son long, les yeux grands ouverts dans l’obscurité et les bras posés sur le drap des deux côtés du corps, il attendit le sommeil.
«Sitôt couché, sitôt endormi», disait l’interminable
« règlement de vie » qu’il avait rédigé lorsqu’il avait commencé le nouveau cahier de son journal. L’écrire ne suffisait pas. Pendant une demi-heure, une tension au bas du ventre, Raymond attendit. Le second péché, la luxure, le plus terrible de tous, l’assaillait à son tour. La bête se trouvait là, dans un coin de la chambre. L’infâme Chariot se tapissait sans cesse dans la pièce, à guetter la moindre faiblesse.
— Non, sale démon, grommela-t-il. Pas quand notre cardinal se trouve sur les planches ! Si je dois céder, ce ne sera pas avant les funérailles.
Le diable refusa de se le tenir pour dit. D’un geste brusque, le garçon repoussa le drap, s’étendit sur le plancher pour l’embrasser à plusieurs
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