Théodoric le Grand
m’incliner devant leur extraordinaire adresse au lancer du sliuthr. De
leur abri, tout en restant en selle, elles avaient en effet projeté leurs
cordes en silence, de façon presque invisible, à près de quarante pas, sur une
cible lancée en plein galop. J’aurais cru l’exploit impossible, et pourtant je
ne pouvais que le constater. Ayant ainsi habilement enveloppé les ramures de
l’élan des deux côtés à la fois, elles le forcèrent à stopper sa course, même
s’il continuait à se démener furieusement.
Il va de soi qu’en dépit de leur force impressionnante, ces
femmes ne pouvaient à elles seules contrôler les mouvements désespérés d’un
élan aux abois. Mais elles avaient solidement arrimé leur corde au pommeau de
leur selle, transférant ainsi à leurs chevaux toute la résistance à l’effort.
Si petite que soit leur taille, ceux-ci devaient avoir l’habitude de ce
travail : adaptant adroitement leurs mouvements aux secousses de la bête
ainsi immobilisée, ils s’inclinaient ou reculaient de façon à empêcher la corde
de se détendre et de glisser. Les trois ou quatre femmes qui n’avaient pas
lancé le sliuthr s’approchèrent de leur proie, mirent pied à terre et
fondirent sur l’élan, se gardant de ses ruades et de ses coups, et leurs
couteaux s’agitèrent en direction de sa gorge. Lorsque Mère Amour et moi les
eûmes rejointes, la bête avait rendu l’âme, et son prodigieux corps gisait
prostré sur l’herbe, la tête légèrement relevée par son doux museau et ses
immenses bois palmés.
Loin de féliciter ou de remercier ses sœurs de la réussite
de leur chasse, la mère aboya ses ordres :
— Toi et toi, ôtez-lui la tête pour en faire offrande à
Tabiti et Argimpasa. Toi et toi, saignez l’animal. Vous deux, commencez à le
dépecer.
Sans attendre qu’on me l’ordonne, je descendis de cheval et
m’activai pour les aider. Les tueuses n’avaient pas procédé proprement ;
leurs coups hâtifs avaient fait de la gorge de l’élan un hachis sanglant et
béant, comme si des loups s’étaient acharnés dessus. Heureusement, circonscrit
à un espace restreint, ce gâchis avait préservé le reste de sa somptueuse
fourrure. De nos couteaux de ceinture, nous la prélevâmes intacte, et achevâmes
notre tâche avant que les femmes chargées de sectionner la massive tête,
taillant et sciant de bon cœur, n’en soient venues à bout.
De ses tripes, nous ne gardâmes que le foie, qui à lui seul
suffisait pour le fardeau d’une femme. Si nous nous étions contentées d’équarrir
l’énorme carcasse par quartiers, leur poids aurait surchargé les chevaux. Nous
la débitâmes sur place en morceaux et en tranches facilement transportables,
abandonnant les restes aux charognards de la forêt. Peu après midi, nous
reprîmes la direction du campement. Deux femmes montées sur leurs chevaux se
chargèrent d’acheminer le trophée réservé aux déesses, les cavalières portant à
l’avant les bois de l’animal, tandis que la tête dodelinait à l’arrière, pendue
entre les deux chevaux. Dès que les porteuses, fatiguées, ployaient sous la
charge, deux autres les remplaçaient.
Lorsque nous atteignîmes la rivière, pas très loin de notre
destination, nous tombâmes sur Ghashang, venue de l’est à notre rencontre. Avec
les genoux elle dirigea son cheval auprès de Velox, en tête de colonne, et
s’entretint avec Mère Amour. Puis toutes deux m’attendirent.
— Ghashang s’est rendue chez les Koutrigours, fit notre
mère, pour leur réclamer un Inséminateur. Ils vont désigner quelqu’un pour ce
rôle. Cela prend toujours un certain temps, car ces imbéciles de sauvages se
battent comme des fous pour avoir l’honneur d’être choisis. Mais l’heureux élu
sera ici dans un jour ou deux. Et rappelez-vous bien que c’est un ordre, Dokhtar Veleda. Vous devez concevoir, afin de nous payer de notre hospitalité en étant
féconde.
Elle s’éclipsa de nouveau vers la tête du convoi, sans me
laisser le temps de lui demander si elle pensait vraiment qu’on puisse pondre
ainsi sur demande. Ghashang, qui était restée à mon côté, fit remarquer avec
son habituelle solennité :
— Curieux. Modar Lubo se trompe. Ces hommes se
disputent en effet lors de la désignation, mais c’est pour ne pas être
choisis. Jamais compris pourquoi.
J’aurais pu lui suggérer que même sauvages, les Koutrigours
devaient faire preuve d’un certain bon
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