Théodoric le Grand
flasque bannière,
ils ne ressemblent plus qu’à des Romains de pacotille ! Tout juste bons à
baver devant Zénon, ils ont bradé leur indépendance pour quelques miettes
tombées de la table impériale !
Frido se pencha pour me chuchoter une question :
— L’homme dans la caisse, celui qui crie comme un
forcené, est-il Triarius, l’allié de mon père ?
J’acquiesçai du menton, et l’enfant se tint coi, visiblement
refroidi par le choix du roi Feva de cet étrange frère d’armes.
— Compatriotes ! beuglait Strabo. Tous autant que
vous êtes, je vous invite à vous rallier à moi ! Je vous le demande, je
vous l’ordonne ! Rejetez le joug des Romains ! Libérez-vous de ce
pouvoir usurpé de notre cousin, qui n’est qu’un vil traître !
Durant toute cette diatribe, Théodoric resta tranquillement
sur sa selle, laissant le temps nécessaire à la tête qui tempêtait avec emphase
derrière les rideaux de se rendre compte du peu d’effet qu’elle produisait sur
ses compatriotes massés sur l’autre rive. Peu à peu, sa voix fatiguée s’enroua,
mais il s’entêta à hurler :
— Frères Ostrogoths ! Camarades Ruges ! Amis
et alliés ! Tous avec moi pour cette bataille et…
Et là, Théodoric l’interrompit, d’une voix forte que tous
pouvaient entendre :
— Slaváith, nithjis ! Silence,
cousin ! C’est à mon tour de parler !
Mais au lieu de haranguer les troupes en attente ou de
s’adresser à Strabo, il se tourna vers le cavalier qui accompagnait la litière
et cria :
— Roi Feva, avez-vous l’œil perçant ?
L’homme frémit légèrement sur sa selle, comme surpris, et
remua sa tête casquée.
— Alors regardez là-bas ! commanda Théodoric,
élevant le bras et pointant du doigt.
— Redresse-toi bien sur ta selle, Frido, intimai-je au
prince, pendant que la tête de son père pivotait dans notre direction.
L’enfant fit mieux que cela. Prenant appui sur la corde
d’encolure que je lui avais confectionnée, il se leva littéralement sur son
cheval, et désormais bien visible, agita le bras et hurla : Háils,
papa ! aussi fort que le lui permettait sa petite voix flûtée.
Le cheval de Feva recula d’un pas, comme s’il avait été
aussi stupéfait que son cavalier. Puis l’îlot devint de théâtre d’une intense
agitation et de conciliabules précipités, que nous autres spectateurs n’étions
plus en mesure d’entendre. Les trois cavaliers précités – Théodoric, Soas et
Feva – firent un grand nombre de gestes du doigt, vers Frido et moi, en
direction de Strabo, puis des troupes de ce dernier. Feva arpenta en tous sens
le faible espace disponible, se rapprochant de Théodoric et de Soas, conversant
avec force gestes éloquents, revenant à la litière pour se courber et échanger
avec Strabo. L’homme-tronc se serait certainement déplacé en gesticulant s’il
l’avait pu, car toute sa litière rebondissait des frénétiques soubresauts de
son corps.
Cette effervescence se prolongea un long moment, et s’acheva
sur un geste de Feva. Bras levés, l’air résigné, il sembla abandonner les
discussions et fit faire demi-tour à son cheval pour retraverser le bras du
cours d’eau vers l’arrière. Il gagna la rive opposée, s’avança jusqu’au centre
du flanc gauche de son armée et s’immobilisa. Là, il fit quelques gestes
supplémentaires, criant des ordres que je ne pus entendre. Alors, une grande
partie des soldats qui se trouvaient devant – les Ruges de Feva,
semblait-il – tombèrent les armes en signe de trêve. Les cavaliers
descendirent de leurs chevaux, les lanciers pointèrent leurs armes vers le sol,
et les fantassins rengainèrent leurs épées. Ce geste, pour autant que je pus le
voir, causa la consternation dans le reste de l’armée. On se mit à tourner en
rond, les porte-étendards agitèrent leurs bannières, et me parvint aux oreilles
le sourd murmure d’une vive éruption de querelles et de colère au sein des
troupes adverses.
Cette déception n’était rien au regard de celle de Strabo. À
présent, ce dernier se tortillait et battait l’air avec une telle violence que
sa caisse vacillait sous les épaules des porteurs, qui avaient toutes les
peines du monde à ne pas perdre l’équilibre. Théodoric et Soas, vissés en
selle, assistaient imperturbables à toute cette agitation. J’entendis une
dernière fois la voix rauque de Strabo vociférer un abrupt :
« Ramenez-moi ! »,
Weitere Kostenlose Bücher