Théodoric le Grand
dans la chronologie certains événements qui
s’étaient produits à des périodes assez éloignées. Ainsi tissai-je dans
l’Histoire des Goths une lignée amale revue et corrigée dans laquelle Théodoric
descendait en droite ligne du roi Ermanareikhs, l’équivalent chez les Goths
d’Alexandre le Grand, et je fis de ce dernier le successeur en ligne directe du
nébuleux dieu-roi Gaut.
Ce faisant, je fus frappé d’une constatation qui à la fois
m’instruisit et m’amusa. Rechercher les géniteurs d’une personne revenait à
doubler à chaque nouvelle génération le nombre de mères et de pères. Ainsi,
retrouver tous les ancêtres d’un sujet jusqu’à l’époque de Jésus-Christ, par
exemple – soit une quinzaine de générations en arrière – consistait à
lister un total de 32 768 hommes et femmes ayant participé à sa lignée.
Même en admettant que quelqu’un pût se vanter d’être le descendant direct de
Jésus en personne, qui étaient les 32 767 autres ? Parmi eux se
trouveraient probablement, ici ou là, un éminent guerrier, un sage ou une
prêtresse, mais il allait de soi qu’une troupe aussi nombreuse inclurait aussi
de pauvres gardiens de chèvres, d’humbles employés, et probablement, dans le
nombre, des criminels notoires et de fieffés imbéciles. Je décidai donc, pour
ma part, que tout homme de l’époque actuelle désirant se prévaloir de ses
distingués ancêtres devait être particulièrement sourcilleux quant à leur
choix.
Akh, eh bien, me disais-je en souriant intérieurement,
tout en terminant de recopier ma composition finale sur le vélin le plus fin,
en l’espèce, j’avais fait au mieux. Et même si un jour, plus tard, un historien
devait ergoter sur certains détails des annales des Goths reconstituées par mes
soins, nul ne pourrait me reprocher la dédicace apposée sur la toute première
page : « Lisez ces runes ! Elles ont été écrites en mémoire de
Swanilda, qui y contribua. »
Durant l’absence de Théodoric à Novae, je passai une bonne
partie de mon temps en compagnie de ses filles Arevagni et Thiudagotha,
dernières descendantes de la lignée amale. La princesse Arevagni était devenue
une jeune fille distinguée, et possédait de sa mère les formes généreuses et le
teint rougeoyant et coloré. La cadette, la princesse Thiudagotha, ressemblait
pour sa part davantage à sa tante Amalamena, dont elle avait la peau neigeuse,
les cheveux pâles et la silhouette élancée. Autre résident du palais, qui nous
tenait compagnie au quotidien : le prince ruge Frido, devenu maintenant un
solide jeune homme de treize ans. Le roi Feva avait installé ses troupes à
demeure aux environs de Romula, mais il avait préféré envoyer Frido faire ses
études à Novae, tenant à ce qu’il ait les mêmes précepteurs que les deux
princesses.
J’étais l’ami intime de tout ce petit monde, mais chacun me
considérait d’un œil différent. Frido continuait parfois à m’adresser la parole
sous le titre déférent de Saio, mais il me traitait le plus souvent en
grand frère qu’on admire. Arevagni aimait m’appeler affectueusement awilas, oncle.
Arrivant à cet âge intermédiaire un peu délicat où une jeune fille devient
femme, elle affectait à mon égard, comme envers Frido ou n’importe quel homme,
une attitude à la fois timide et retenue. Thiudagotha, par effet de contraste,
était encore une toute jeune fille, et comme une autre au temps jadis, elle
semblait instinctivement me considérer davantage comme sa tante que comme son
oncle. Je n’y voyais aucune objection ; après tout, n’avais-je pas en
quelque sorte incarné un temps sa véritable tante Amalamena ? Aussi
me confia-t-elle sans retenue le secret de ses pensées juvéniles, et parmi ces
confidences, l’espoir qu’elle caressait de pouvoir, quand elle serait grande,
épouser le « joli prince Frido ».
Les regards différents qu’ils portaient sur moi ne
semblaient nullement troubler ces jeunes gens. Mais ce décalage me fit parfois
douter légèrement, comme je l’avais ressenti à d’autres périodes de ma vie, de
ma propre identité. Je me retranchais alors quelque temps dans ma ferme, afin de
me raffermir dans mon rôle d ’herizogo et de maréchal Thorn. Et à
d’autres moments, au contraire, je me retirais dans ma maison de ville,
profitant pendant quelques jours de la sécurité de l’indépendante Veleda.
Théodoric et ses officiers durent arpenter
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