Théodoric le Grand
alliés, n’ont donc plus désormais
qu’un gringalet pour roi. Qu’en pensez-vous ? Devrais-je désigner un homme
expérimenté et plus mûr pour le seconder ? Ce jeune homme n’est âgé que
de… quinze ? seize ans ?
— J’ai vu le jeune Frido manier son épée durant la
bataille, dit Herduic. Il n’est pas encore assez puissant pour fendre un
adversaire en deux. Mais pour embrocher ou couper un bras d’un moulinet, il se
débrouille très bien.
— Ja, approuva Pitzias. Il combat avec une
ardeur et un dévouement louables, et se défend fort bien.
J’ajoutai de mon côté :
— Je n’ai pas pu le voir à l’œuvre. Mais je puis
attester que dans d’autres domaines, il est déjà un homme.
— Et garde présent à l’esprit, Théodoric, dit Soas, que
cet Alexandre pour lequel tu professes une si grande admiration commandait les
troupes de Macédoine à seulement seize ans.
— En ce cas l’affaire est entendue, conclut Théodoric
d’un ton enjoué. Nous allons donner au jeune homme l’occasion de faire ses
preuves. Habái ita swe.
Il y eut donc, avant notre départ de Vadum, une autre
cérémonie d’échange de serments, au cours de laquelle le garçon jura sur Wotan
le Père de tous les dieux, qu’il régnerait avec sagesse et bienveillance sur
son peuple. Ses troupes jurèrent de leur côté d’obéir à leur chef, et de le
suivre bravement partout où il les mènerait. Toutefois, au début de la célébration,
Frido fit une annonce solennelle :
— Que chacun ici se souvienne de ce que je vais dire.
En prenant la tête du peuple ruge, je choisis aussi un nouveau nom…
De nombreux sourcils se levèrent, ces paroles rappelant
fâcheusement la pompeuse vanité de son père. Mais Frido nous lança, à Théodoric
et à moi, un regard rassurant et poursuivit :
— Je ne souhaite pas romaniser mon nom. Juste que l’on
m’appelle, à la vénérable manière germanique, Freidereikhs, le Roi des Hommes
Libres.
Cette annonce fut accueillie par un torrent d’acclamations
des Ruges, et tous les Ostrogoths et alliés présents, Théodoric en tête, firent
chorus.
*
C’est à Siscia [77] , la ville suivante que nous
rencontrâmes sur la Savus, que le jeune Freidereikhs goûta pour la première
fois à l’art du commandement. Les citoyens de Siscia, comme ceux de Sirmium,
n’étaient pas très heureux de l’arrivée de notre armée, et firent tout pour
nous le faire comprendre. La ville n’ayant pas de garnison capable de nous repousser
ni de murailles épaisses à nous opposer – ni même, comme Sirmium, une
odeur assez putride pour nous tenir à distance –, elle adopta, comme la
tortue ou l’escargot, la technique du repli dans sa coquille. Et de fait,
Siscia se retira dans un solide coquillage et nous mit au défi de l’ouvrir.
Depuis que les Huns avaient saccagé et dévasté la cité,
presque un demi-siècle auparavant, elle n’avait jamais vraiment retrouvé sa
stature et sa grandeur initiales. Pourtant, avant l’arrivée d’Attila, la ville
avait été l’un des endroits où l’Empire romain battait monnaie, et où l’on
détenait les pièces nouvellement frappées. Des grands édifices d’antan
subsistait encore la salle du trésor, sorte de coffre-fort inexpugnable utilisé
naguère à garder les fonds, et qui, désormais inoccupé, était demeuré intact.
L’énorme structure faite de solides murs de pierre, garnie de portes en chêne
massif renforcées de bossages et de gros clous en fer, couverte d’un toit de
bronze résistant au feu et ayant pour fenêtres d’étroites meurtrières s’était
avérée imprenable, et avait même résisté au siège des Huns. Les habitants, à
notre approche, y avaient entreposé tout ce que nous aurions pu confisquer, et
posté des gardes à l’intérieur, renforçant les portes à l’aide d’épaisses barres.
Le bâtiment ne nous présentait donc que quatre faces massives, fermées et
solidement murées dans une résistance obstinée, un peu comme le visage des gens
visibles dans les rues alentour. Il s’agissait des citoyens jugés trop infirmes
pour risquer la conscription, ou des femmes que leur physique disgracieux
mettait d’office à l’abri du viol. Les autres, jeunes garçons et adultes en âge
de travailler aux champs, chastes épouses, jeunes filles nubiles et garçons
encore impubères, s’étaient tous retranchés dans la forteresse aux monnaies,
emportant avec eux leurs biens les
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