Théodoric le Grand
fit-il en pointant le
doigt vers l’est, une petite route de rien du tout s’ouvre sur la gauche, et
conduit à travers les marécages jusqu’à Ravenne. On aurait pu imaginer, depuis
que cette ville est devenue la capitale de l’Empire, que quelqu’un déciderait
un jour d’en faire une route décente. Mais apparemment, personne n’a souhaité
faciliter l’accès à ce sanctuaire.
— Y a-t-il un autre moyen d’y parvenir ?
— Oui, bien sûr. Si tu échanges ton beau cheval contre un
bateau, il te sera facile d’atteindre Ravenne par la mer. Sinon, la seule autre
route digne de ce nom est la Via Popilia, qui longe la côte du nord au sud.
Mais elle n’est pas fameuse non plus. Elle est surtout empruntée par les
convois de mules qui descendent le sel des Alpes pour l’expédier à l’étranger.
— Très bien, décidai-je. J’irai par les marécages.
— Fais bien attention, alors. Quand Odoacre y élit
résidence, Ravenne est entourée d’une pléthore de gardes et de sentinelles. On
te sommera de décliner ton identité. Et encore, si tu as de la chance. Le plus
souvent, les visiteurs inattendus sont abattus à vue.
— Ne serait-ce que pour les mouches, fis-je désinvolte,
je me dois de courir ce risque.
— Si c’est vraiment leur bienfaiteur que tu souhaites remercier,
ce ne sera peut-être pas nécessaire. Odoacre se terre souvent des mois entiers
dans Ravenne, mais du fait de ses responsabilités militaires, Tufa circule plus
fréquemment. Il est légat de Bononia, je te l’ai dit. Va donc simplement
l’attendre là-bas, à son palais : il y viendra tôt ou tard. Cela dit, ne
crois pas obtenir un entretien aussi facilement avec lui. On risque fort, avant
cela, de te fouiller sans ménagement, de t’interroger et de te déshabiller. Tu
n’es pas le premier à vouloir présenter tes compliments au clarissimus Tufa, tu sais…
Notre aparté fut interrompu par une rude apostrophe d’un de
ses compagnons, l’enjoignant d’arrêter de tirer au flanc et de revenir creuser.
Il grogna une injure, me salua en soulevant sa pioche, et dit jovialement :
— Si tu peux nous rendre service, étranger, emmène avec
toi une partie de ces mouches en partant, veux-tu ? Vale, viator [94] .
Et il alla prêter main-forte à ses collègues, en train
d’entasser dans une fosse, sur six ou sept autres guerriers ruges, les restes
de Freidereikhs.
*
Si mal pavée et sillonnée d’ornières qu’elle fut, je me
félicitai d’avoir sous les pieds cette route des marécages. Je chevauchais dans
la nuit noire, et ses méandres nous garantissaient au moins de rester à l’écart
des sables mouvants et autres lieux bourbeux que nous traversions. J’avais
parcouru près de douze milles depuis la bifurcation de la Via Aemilia, et
j’ignorais si Ravenne était encore loin : je n’en apercevais pas les lumières,
et aucun nuage n’en reflétait l’existence. Je descendis de cheval et menai
Velox par les rênes, afin de demeurer le plus discret possible et d’éviter
qu’on puisse détecter notre haute silhouette à la clarté des étoiles.
J’eus de quoi me rendre compte de l’incroyable facilité de
défense de la ville. Une armée en approche de la cité par cette seule route
sinueuse en aurait été réduite à marcher au pas, et ses premières lignes
censées être sa force de frappe initiale n’auraient pu progresser qu’avec
quatre ou cinq cavaliers tout au plus marchant de front, ce qui la réduisait
pour ainsi dire à rien. Que ce soit sur la route ou en dehors, nulle armée, nul speculator isolé ne pouvait espérer s’avancer sans être aussitôt
détecté. Il eût fallu pour cela ramper sur les mains et les genoux. La terre
était aussi plate que la route, sans autre possibilité de se mettre à couvert
que l’herbe du marais, les bosquets de roseaux et quelques buissons
broussailleux. De plus, le terrain étant un mélange de boue, de vase, de gadoue
et de fange, si une armée s’avisait d’aller y patauger, chacun de ses soldats
constituerait une cible aussi vulnérable qu’un rat aquatique. Sans avoir vu
Ravenne côté mer, j’en avais déjà conclu qu’une attaque terrestre était sans
espoir. Il aurait fallu pour cela étaler au sol assez de pontons pour permettre
à toute l’armée d’avancer d’un même pas, ou bien dresser les oiseaux du marais
à attaquer à sa place, et ces deux solutions étaient aussi grotesques l’une que
l’autre.
Je
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