Théodoric le Grand
soit purgé de ses
envahisseurs, mais il était difficile de concevoir que son chef des opérations
militaires en fît autant. Je décidai donc d’attendre la sortie de Tufa. Et
d’après les conseils du vieux fossoyeur, la cité de Bononia semblait être le
lieu tout indiqué pour attendre. Je retournai donc sur mes pas en conduisant
Velox, sincèrement soulagé de ne pas avoir à m’approcher, par quelque moyen que
ce soit, de Ravenne.
Alors que je me tramais laborieusement dans la nuit,
toujours prudent, je dus convenir qu’en envisageant ainsi d’attaquer Tufa,
j’étais rien moins qu’en train de désobéir aux ordres et de dévier de ma
mission. Théodoric m’avait dépêché sur place pour prendre des nouvelles de ce
qui se tramait ici et revenir lui en référer, non pour me comporter à nouveau
en « Parménion derrière l’ennemi ». Aussi aurais-je dû sans délai
galoper vers le nord pour le rejoindre. En deux jours de course soutenue, je
pouvais être sur l’Addua, et durant la bataille, la place d’un maréchal était
naturellement aux côtés de son roi. Je devais aussi me rappeler qu’en une
occasion précédente, lorsque j’avais voulu punir comme il se devait un de ces
barbares – Strabo, en l’occurrence – j’avais laissé le travail
inachevé. Même si j’infligeais maintenant à Tufa la fin qu’il méritait,
Théodoric ne m’en serait pas forcément reconnaissant. Tufa s’était en effet
rendu coupable d’une offense encore bien plus grave que le massacre des
prisonniers. C’était un régicide. La coutume et la tradition en la matière
exigeaient que l’exécution d’un roi fut punie par nul autre qu’un roi. De plus,
la violation de la parole donnée dont s’était rendu coupable Tufa avait
constitué à l’égard de Théodoric une insulte flagrante.
Quel que fut la façon dont on envisageait la question, la
vengeance appartenait à Théodoric.
Peu importe, je prendrais le risque de déplaire à mon roi.
Freidereikhs avait été mon ami, mon compagnon, mon jeune frère. Et bien que
Théodoric ne l’ait jamais su, sa princesse de fille avait espéré en faire un
jour son royal époux. Je ne retiendrais donc pas ma main. Je vengerais pour
elle le jeune roi et ses guerriers, morts sans nécessité. Et au nom de tous
ceux qui avaient été endeuillés… moi-même, mais aussi Théodoric, Thiudagotha,
la nation ruge…
Mes divagations furent soudain coupées, au sens littéral du
terme, par le contact aigu d’une pointe qui me piqua douloureusement le ventre.
Au plus profond de mes cogitations, je n’avais point pris garde au reniflement
d’alerte de Velox, et n’ayant pas discerné la sombre silhouette couchée dans le
noir, j’avais marché droit sur cette lance levée à hauteur de ceinture, d’où
monta une voix rude, déclarant sur un ton lourd de menace :
— Je vous connais, Saio Thorn.
Iésus, pensai-je, j’avais raison depuis le
début : les Romains m’avaient bel et bien repéré lors de mon irruption
surprise. Mais non… cet homme venait de s’exprimer dans la Vieille Langue. Je
devais me tromper, une fois de plus. C’est alors que, me stupéfiant de nouveau,
il demanda d’une voix impérieuse :
— La vérité, maréchal, ou je répands vos tripes sur le
sol. Vous êtes au service d’Odoacre, niu ?
— Ne, fis-je, choisissant la vérité quoi qu’il
pût m’en coûter. Je suis ici pour tuer l’un de ses hommes.
La lame ne plongea pas dans mes boyaux, mais ne s’en écarta
pas non plus. J’ajoutai :
— Je demeure fidèle à Théodoric, et suis ici à sa
requête.
Au terme d’un nouvel instant de silence tendu, j’osai
poursuivre :
— Lancier, vous m’avez reconnu alors qu’il fait nuit
noire. Quant à moi, pourrais-je vous reconnaître en plein jour ?
Il détourna finalement sa lance et se releva, mais
l’obscurité voilait toujours ses traits. Il soupira et dit :
— Mon nom est Tulum. Vous n’auriez aucune raison de
m’avoir déjà remarqué. Je suis un signifer de ce qui fut la troisième
centurie de cavalerie de Bruno. Théodoric nous a envoyés en patrouille vers le
sud à Concordia et une fois à Bononia, Bruno m’a posté en sentinelle aux abords
de la ville.
— Akh ! fis-je, enfin éclairé. Vous avez
donc échappé au carnage.
Il soupira de nouveau, comme s’il le regrettait, et poursuivit :
— Après un certain temps passé à mon poste, au cours
duquel rien d’intéressant ne
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