Théodoric le Grand
considérable avant de pouvoir envisager…
— Oh vái ! s’exclama Théodoric dans un
robuste éclat rire. Clovis n’est encore qu’un gringalet de vingt-trois ans, et
sa sœur Audoflède doit en avoir six ou sept de moins. J’ai bon espoir de
savourer cette petite prune avant qu’elle ne soit racornie.
Je sortis de la basilique d’un pas lourd, frémissant d’une
douce ébullition. Même une femme posée comme Veleda, ayant la tête sur les
épaules, ne peut s’empêcher d’être perturbée lorsqu’elle se compare à une autre
femme… d’autant plus si, avant même de prendre en compte sa beauté, son charme
et sa jugeote, elle découvre à sa rivale l’insurmontable, l’écrasant, le très
injuste avantage de la jeunesse. Or moi, Veleda, j’étais déjà (liufs
Guth !) deux fois plus âgée que cette petite vierge d’Audoflède !
Je me rendis compte que j’étais en train de grincer des
dents, aussi fis-je un énorme effort pour considérer que mon âge n’était pas si
conséquent. L’auguste Église chrétienne, qui passe pour infaillible sur toute
question qu’un mortel peut être amené à lui poser, a précisément déterminé
l’âge auquel une femme devient vieille… vieille sans rémission, nonobstant ses
protestations, son désir de le nier ou son espoir d’un sursis. Les sages de
l’Église l’ont décrété, une femme est vieille à quarante ans, âge auquel elle
peut prétendre trouver l’oubli derrière le velatio [107] de la
nonne. Comme me l’avait un jour expliqué Sœur Tilde, au temps de ma jeunesse,
une femme de quarante ans est, suivant les canons de l’Église,
« suffisamment âgée pour ne plus ressentir en elle d’indécentes envies… et
à la fois si décatie et délabrée qu’elle ne risque plus d’inspirer de tels
besoins chez l’homme ».
Ma foi, thags Guth, j’étais encore à six ou sept ans
de ce point de non-retour. Peut-être même Veleda pouvait-elle espérer être une
des rares à différer celui-ci au-delà des quarante ans. En effet, bien que la
nature eût commis une effroyable erreur en me donnant forme humaine, elle
s’était ensuite rattrapée en me favorisant quelque peu par rapport à mes
semblables. J’avais conservé la silhouette plutôt svelte et élancée de mes
jeunes années. Mon corps n’avait pas subi les flétrissures et les déformations
de la grossesse, et nul saignement menstruel n’avait affaibli ma vigueur. La
privation de certaines glandes féminines – ou leur inextricable mélange
avec les glandes mâles – avait peut-être contribué à retarder mon
vieillissement. Certes, mes hanches avaient légèrement forci, mes seins et mon
ventre étaient un peu moins souples et flexibles au toucher. Mais ma peau était
toujours douce, mon visage sans rides ni plis apparents, mes pores lisses et
discrets. Mon menton n’était pas distendu, mon cou pas encore flétri, mes
cheveux demeuraient abondants et brillants. Ma voix n’avait rien de strident,
ma démarche ne s’apparentait pas à un dandinement. Je pouvais donc encore
fièrement assumer la comparaison avec une jouvencelle à peine nubile comme la
chipie d’Audoflède et ses seize ans. Pourtant…
Il est indéniable que les hommes beaux dans leur jeunesse
conservent intacte leur séduction bien plus longtemps que ne peuvent l’espérer
les plus jolies femmes. Veleda ne pourrait éternellement prétendre, comme je
l’avais fait à Bononia, choisir à son goût des hommes de tout âge et de toute
condition. Dans le même temps, Thorn ou Théodoric continueraient encore
longtemps d’attirer des femmes de leur âge, voire de plus jeunes, sans parler
des plus mûres. D’ailleurs, si on leur donnait le choix aujourd’hui même entre
une Veleda proche du voile et ce petit bourgeon à peine éclos d’Audoflède, qui
choisiraient-ils ? J’avais envie de gémir, de me tirer les cheveux comme
l’avait fait dans sa grotte du Gutaland cette pitoyable vieille bique d’Hildr,
envie de me mettre à hurler à mon tour : « Vous trouvez ça
juste ? Je vous le demande… Vous trouvez ça juste ? »
Au lieu de cela, en proie à un sentiment d’épouvante, je
m’immobilisai en plein milieu de la rue où je marchais. Ce fut comme si Thorn
s’arrêtait pour jeter un regard sur Veleda, avec un mélange d’incrédulité,
d’horreur et d’amusement, lui criant tout haut : « Gudisks
Himins ! Suis-je vraiment en train de me consumer d’une amère
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