Théodoric le Grand
mieux
qu’aucun d’entre nous. Retourne à Ravenne. Trouve comment Odoacre, ce roi de
l’esquive, a réussi à survivre aussi longtemps. Puis, imagine un moyen sûr de
le faire sortir de là. Habái ita swe !
30
— Que puis-je vous dire ? lâcha Lentinus en
haussant les épaules. Peut-être subsistent-ils en se mangeant les uns les
autres, là-dedans. Tout ce que je peux vous affirmer, c’est que les assiégeants
n’ont décelé aucune brèche dans les lignes. Pas une. Ni sur terre, ni sur mer.
— Et ceux situés près du fleuve, continuent-ils de les
harceler de leurs « pinces de crabe » ?
Il hocha la tête, mais sa vivacité d’antan avait disparu.
— En dépit du temps écoulé, rien ne nous permet
d’affirmer que les éruptions de feu liquide aient démoralisé si peu que ce soit
les gens pris à l’intérieur des murs. Ce que je puis dire en revanche, c’est
qu’ici, à l’extérieur, ce petit divertissement a perdu une grande partie de son
intérêt. Les soldats qui fabriquent les khelaí sont aussi las et découragés
que ceux qui rament sur les boîtes flottantes. Pour ne rien vous cacher, j’en
suis au même point. Tout juste si je me souviens ce que ça fait d’être sur un
bateau.
Je le laissai à sa mélancolie sur le côté du port proche
d’Ariminum et m’éloignai pour faire le point. Assis sur un banc de marbre, je
regardai sans le voir le plus fier monument de la ville, l’Arc de Triomphe
d’Auguste, tout en me demandant comment une ville de la taille de Ravenne
pouvait avoir tenu si longtemps sans ravitaillement. Il n’y avait que trois
choses que nous ne pouvions empêcher de pénétrer dans Ravenne. Le fleuve Padus
d’abord, mais nos constructeurs de khelaí auraient intercepté toute
tentative de ce côté. Les oiseaux de mer et ceux des marais ensuite, mais je
doutais qu’Odoacre, tel Élie, fut ravitaillé par les oiseaux. Enfin les signaux
des torches qui, s’ils procuraient sans doute un réconfort aux assiégés isolés
de tout, ne pouvaient certes les nourrir…
Pendant ce temps, Théodoric s’était mis en route avec
détermination dans notre direction, à la tête d’une force d’attaque
substantielle. Il attendait que je lui indique, une fois parvenu ici, comment
l’utiliser au mieux. Qu’allais-je pouvoir lui suggérer ? Je ne trouvais
aucun avis à émettre, sensé ou non.
J’en arrivai à la conclusion qu’il subsistait un seul point
que je n’avais pas inspecté personnellement : l’extrémité opposée de la
ligne de blocus, sur le rivage nord de la ville.
Lentinus, que j’avais rejoint, me confirma qu’il était dans
le même cas. Il insista donc, retrouvant soudain un peu de son enthousiasme,
pour que nous nous y rendions par la mer. Donnant quelques ordres brefs, il
rassembla un équipage, qui fit glisser un « corbeau » hors de son
abri jusque sur les eaux et nous propulsa avec détermination vers le large à la
rame. C’était la première fois depuis mes voyages en Orient que je foulais le
pont d’un navire de haute mer et Lentinus m’ayant affirmé que ce souvenir était
presque aussi lointain pour lui, nous appréciâmes tous deux pleinement cette
traversée. Le « corbeau » longea la côte sans trop s’en éloigner en
direction d’Ariminum, jusqu’aux abords de Ravenne, puis vers le large pour
contourner les îles formant barrière, afin de ne pas risquer de nous faire
attaquer par mégarde par nos propres patrouilles dans leurs boîtes flottantes.
Nous allâmes mouiller à quelques milles vers le nord, à l’embouchure d’un des
nombreux bras du delta du Padus qui se jettent dans l’Adriatique, où une ligne
de tentes pavillons dressées le long de la Via Popilia marquait l’emplacement
du siège du commandement des soldats du nord.
L’homme en charge de ce segment de la ligne de siège était
un centurio regionarius [112] nommé Gudahals. Lourd comme un
bœuf, il semblait en avoir également l’entrain et la vivacité d’esprit. Cela
dit, quoi de mieux pour la morne tâche de supervision d’un siège assommant,
statique et interminable ? C’est ce que je me disais lorsque, après avoir
passé un moment allongé sur les coussins de sa tente avec Lentinus, plongés
dans une aimable conversation, tout en dégustant un fromage arrosé d’une goutte
de bon vin, j’entendis Gudahals répéter avec suffisance, pour la huitième fois
au moins :
— Il ne pénètre absolument rien dans Ravenne,
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