Théodoric le Grand
propriétaires, ne redevenant des guerriers que lorsqu’on
était obligé de faire appel à eux, beaucoup, avec l’autorisation et l’aide de
Théodoric – et même ses encouragements –, firent venir de Mésie leurs
familles pour les fixer en Italie. Les barges du Danuvius et de la Savus ayant
naguère servi à transporter nos marchandises militaires remontaient à présent
ces deux fleuves chargées de femmes, d’enfants, de vieux amis et d’objets
domestiques. Parvenues aux sources de la Savus, en Norique méditerranéenne, les
familles voyageaient dans des chariots mis à leur disposition par les
quartiers-maîtres de l’armée et traversaient la Vénétie pour se rendre dans
diverses régions.
Très tôt, Théodoric fit venir sa propre famille, qui
bénéficia bien sûr de conditions d’acheminement un peu plus confortables. Ses
deux filles vinrent en compagnie de deux cousins, un jeune homme et une femme,
puis de la tante des deux princesses, mère des cousins en question, qui n’était
autre que la sœur survivante de Théodoric, Amalafrida. Un peu plus âgée que
Théodoric, elle aurait pu éprouver quelque répugnance à laisser derrière elle
son vieux domaine de Mésie, mais elle avait récemment subi le deuil de son
mari, l ’herizogo Wulteric. Je rencontrais pour la première fois l’ herizogin Amalafrida, et lui trouvai décidément tout le charme d’une tante : grande,
maigre, majestueuse et sereine. Sa fille Amalaberga était assez jolie, d’une
nature humble, discrète et tout à fait aimable. Son fils Théodat, en revanche,
un garçon boutonneux et renfrogné, aux lourdes bajoues, me laissa totalement de
marbre.
Les princesses Arevagni et Thiudagotha se jetèrent dans mes
bras avec des cris de joie et nos retrouvailles furent chaleureuses. Elles
étaient toutes deux devenues de véritables jeunes femmes, aussi belles l’une
que l’autre, chacune à sa façon et leurs manières correspondaient
indubitablement à leur statut princier. Je craignais de devoir annoncer à
Thiudagotha le décès de celui dont elle avait rêvé de faire son époux, le roi
Freidereikhs, qui était encore le jeune prince Frido lorsqu’elle l’avait vu
pour la dernière fois. Mais, j’aurais dû m’en douter, la nouvelle était
parvenue depuis longtemps au palais de Novae. Si Thiudagotha avait alors pleuré
cette perte, elle ne semblait pas avoir décidé d’en nourrir des regrets
éternels. Toutes les fois où nous eûmes l’occasion, elle et moi, de nous
remémorer certains souvenirs de Frido, elle réfréna toujours royalement toute
larme ou sensiblerie excessive.
Ces membres de la famille de Théodoric logèrent un temps
dans une jolie bâtisse de Mediolanum qui lui était échue dans ses prises de
guerre, car il avait déjà ordonné pour lui-même la construction d’un palais
dans la ville et d’un autre à Vérone, qui demeurerait sa ville italienne
préférée. Lorsqu’il avait distribué des parcelles de la terre d’Italie, il
m’avait demandé ma préférence, entre une autre gentilhommière de campagne ou
une résidence en ville. J’avais décliné cette offre, tout en le remerciant. Ma
propriété des environs de Novae me suffisait amplement et je ne voulais pas
m’encombrer d’un trop grand nombre de possessions.
*
Nul doute qu’Odoacre devait être informé de tous ces
événements par les signaux de ses speculatores. Quel pouvait être son
état d’esprit, sachant la famille du conquérant installée dans ce qui avait été
son domaine ? Quelle vie pouvait-il bien avoir, dorénavant, claquemuré
dans la cité ? Quoi qu’il en soit, Ravenne ne se rendait toujours pas.
*
J’aurais d’autres choses à raconter, au sujet de ces
allocations de terres. Personne n’eût rien trouvé d’extravagant à ce qu’un
conquérant se saisisse comme d’un butin légitime de chaque jugerum de la
terre conquise. Chacun aurait pu s’attendre, en conséquence, à des cris
angoissés des propriétaires spoliés. Rien de tout cela n’arriva ici. Tout ce
que Théodoric s’était approprié (et qu’il avait ensuite partagé entre ses
officiers et ses troupes) appartenait à ce tiers des domaines d’Italie
précédemment confisqués par Odoacre. Pour parler simplement, la situation des
propriétaires de ces terres et bâtiments n’était pas pire qu’auparavant. Loin
de s’en plaindre, ils éprouvèrent une agréable surprise devant la bienveillante
retenue de
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