Thorn le prédateur
ne
le vis jamais non plus faire quoi que ce soit, si ce n’est se conduire comme le
pire des goujats dans la foule des rues, écartant de son chemin les gêneurs à
grands coups d’épaule, avec un juron, une imprécation ou un grognement.
Je cherchai donc à me renseigner à son sujet, auprès d’un
vieillard qu’il venait de bousculer si fort qu’il en était tombé à la renverse.
Je l’aidai à se remettre sur pieds, et lui demandai :
— Mais enfin, qui diable est ce butor ?
— Ce détestable morveux se nomme Claudius Jaerius. Il
ne jouit pas de toutes ses facultés… excepté peut-être celle qui consiste à se
croire supérieur à tous les autres citoyens de la ville. Il n’a ni intérêts, ni
obligations, ni d’autre occupation que sa morne oisiveté et sa brutalité sans
nom.
Comme le vieillard brossait sur son habit la boue qui
l’avait maculé dans sa chute, je demandai :
— Mais enfin dans ce cas, qu’est-ce qui empêche les
citoyens de seconde zone que vous êtes de lui river son clou une bonne fois
pour toutes ? Je le ferais moi, et gaiement encore, même s’il mesure deux
fois ma taille !
— N’y pensez pas, jeune homme. Personne parmi nous
n’oserait lui chercher noise : figurez-vous qu’il est le fils unique du dux Latobrigex. Ne vous méprenez pas, notre dux est un homme doux et
inoffensif, le contraire d’un tyran. Il est indulgent envers nous, ses
inférieurs, mais il l’est hélas plus encore avec ce bâtard qui est le sien.
Plût aux dieux que ce Jaerius lui eût un tant soit peu ressemblé ! Mais il
est avant tout le digne fils de sa mère, un dragon femelle de la pire espèce.
Je vous remercie, jeune seigneur, de votre aide et de votre sollicitude.
Permettez-moi simplement, en retour, de vous mettre en garde : évitez de
vous trouver sur la route de cet intolérable petit avorton qu’est Jaerius. Il
est intouchable.
C’est ce que je fis. Du moins, autant que je le pus.
Inutile de préciser que c’était toujours exclusivement en
tant que Thorn que je sortais dans la ville comme dans les environs, que ce
soit pour assister aux cérémonies publiques ou pour me mêler aux citoyens
locaux. Je ne sortais en Juhiza que pour mes rendez-vous du crépuscule avec
Gudinand, afin de poursuivre le traitement en cours. Je prenais soin, même dans
la semi-obscurité qui règne entre chien et loup, de me glisser hors du deversorium sans que nul ne me remarque, et m’esquivais furtivement par les petites rues
vers les abords du lac, un peu à l’écart de la ville, jusqu’au fameux bosquet.
La plupart du temps aussi, au terme des épisodes qui s’ensuivaient, je venais
me remettre de mes émotions sous le couvert de la nuit dans un des thermae pour femmes, où je me lavais et me revigorais. Il m’arriva alors une ou deux
fois, aux bains, de retomber sur la lascive Robeya. Mais elle ne chercha point
à m’accoster de nouveau, et si nos regards se croisèrent, je ne fis que la
gratifier d’un malicieux sourire, qu’elle rétribua d’un noir regard en dessous,
avant que toutes deux, d’un commun accord, ne détournions les yeux.
En définitive, je ne décidai de paraître au grand jour sous
mon aspect féminin qu’en deux ou trois occasions bien particulières. La seule
robe que je possédais, celle achetée à Vesontio, était, au moment de son
acquisition, passée et élimée. Ayant été ôtée et remise à de multiples reprises
lors de mes séances avec Gudinand, elle donnait désormais tous les signes de
l’usure et de la décrépitude. J’avais à présent assez d’argent pour acheter de
nouveaux vêtements, et nul besoin de prétendre le faire au nom de je ne sais
quelle maîtresse momentanément absente. Pour être certaine de trouver des
vêtements seyants, je me rendis en tant que Juhiza dans les ateliers spécialisés
dans la lingerie féminine destinée aux dames élégantes. Il va de soi que, mal
fagotée comme je l’étais, j’y fus plutôt fraîchement reçue. Mais je traitai les
vendeuses avec la condescendance d’une parfaite femme du monde et insistai pour
n’obtenir que la meilleure qualité existante. Chacune s’empressa bientôt de me
faire des courbettes et de ramper d’obséquieuse façon devant moi. Au fil de ces
emplettes diurnes, j’acquis trois nouvelles robes brodées de la manière la plus
exquise, ainsi que divers accessoires : de nouveaux foulards, des sandales
neuves, et divers bandeaux, épingles et rubans
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