Thorn le prédateur
qu’à
grand-peine, nos lèvres tuméfiées étaient à vif. Les bêtes, pourtant armées
d’un cuir plus épais que le nôtre, avaient le désavantage de ne pouvoir se
gratter, aussi gigotaient-elles, dévorées d’impatience, s’agitant de mouvements
convulsifs, piaffant et donnant sur le plancher de la barge de si violents
coups de sabots que nous craignîmes de la voir couler, défoncée, nous
immobilisant à jamais dans cet endroit démoniaque.
Ce fut un véritable soulagement lorsqu’au terme de ce qui
sembla être une éternité, le Danuvius se rétrécit à nouveau tout en
s’accélérant, et que le vent de la vitesse contribua peu à peu à nous
débarrasser de ces insectes. Nous finîmes par laisser derrière nous le dernier
d’entre eux, au moment où la barge plongeait dans une autre passe étroite. Le
violent ballottement qui s’ensuivit fut, comme l’avait annoncé l’équipage, pire
que celui du défilé de Kazan, et dura plus longtemps. Mais de l’avis général,
les souffrances que nous endurâmes n’étaient rien en comparaison de ce que nous
avaient fait subir les insectes.
Je découvris pourquoi ce second défilé avait été baptisé
Porte de Fer. Les précipices surplombant les abords n’étaient pas ici de roche
grise comme les précédents, mais rougis par la sombre couleur de la rouille. Le
terme de Porte lui aussi s’expliquait, tant il aurait été facile à des hommes
perchés sur ces falaises incroyablement proches de boucher le défilé en y
jetant des troncs d’arbres, des flèches, du feu ou des rochers, fermant
irrémédiablement la Porte de Fer, fut-ce à tous les dromos assemblés de
la flotte de guerre romaine. Mais nulle force inamicale de ce genre ne se
manifesta. Notre barge se rua donc sans entraves dans la chute aux eaux
blanchies, chahutée, retournée par de brutaux tête-à-queue, ballottée, rossée
de toutes parts. Nous émergeâmes de cette épreuve sains et saufs, bien
qu’encore plus barbouillés, éreintés et contusionnés que nous l’avions été au
sortir du défilé de Kazan. L’équipage de la barge eut cette fois pitié de ses
passagers. L’embarcation fut conduite sur la berge, et nous y passâmes deux
jours pleins, le temps qu’il nous fallut pour récupérer.
Il y avait là le premier village que nous rencontrions de
notre voyage. Ce n’était qu’un hameau, mais il se glorifiait pourtant du nom
ampoulé de Turris Severi, tiré d’une tour que l’empereur Sévère, deux siècles
plus tôt, y avait fait édifier en souvenir de sa victoire contre des tribus de
Quades et de Marcomans. Il avait à l’évidence astreint ses vaincus à
s’installer ici pour y dédier leurs vies à secourir les voyageurs ayant eu le
malheur d’être happés par la Porte de Fer, ou ceux qui en sortiraient, comme
nous, en piètre état. Les villageois étaient effectivement tous des descendants
de ces tribus, et nous accueillirent avec la plus parfaite urbanité. Ils nous
donnèrent un onguent tiré des fleurs de la verveine bleue pour oindre nos
morsures d’insectes, qui s’avéra d’une grande efficacité contre les
démangeaisons et gonflements des tissus. Pour soulager nos nerfs éprouvés et
calmer nos estomacs chamboulés, on nous donna à boire une essence de racines de
valériane. Dès que nous fûmes à nouveau en état de manger, les villageois nous
préparèrent du poisson péché dans le Danuvius et des légumes frais issus de
leurs potagers.
Le reste du voyage se déroula sans turbulents rapides à
traverser et il n’y avait désormais plus aucun risque de subir les attaques de
pirates du fleuve. En aval de Turris Severi, le trafic fluvial reprenait, le
cours d’eau étant de nouveau sécurisé par les vedettes de la flotte mésienne.
Jusqu’à notre ville de destination de Novae sur la rive sud, nous vîmes défiler
sur les berges d’un fleuve redevenu aussi calme, brun et ample qu’auparavant,
des paysages absolument vides et d’une monotonie absolue.
Je pensai que Théodoric avait peut-être légèrement exagéré
en accordant à Novae le titre de « cité ». J’en avais déjà vu
quelques-unes et celle-ci, en comparaison, n’était tout au plus qu’une petite
ville. La plupart des bâtiments ne comptaient qu’un étage, il n’y avait point
d’amphithéâtre, la seule église était loin d’être majestueuse et les deux ou
trois thermes locaux n’avaient rien de la grandeur romaine. Quant au
« palais » et aux
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