Thorn le prédateur
de Pierre d’un son mat et sourd, et
enfonça les serres dans la bordure de ses cheveux… Sans doute aussi dans son
cuir chevelu, au cri d’outre-tombe que poussa aussitôt le gros moine. Mais il
ne hurla pas longtemps. Le juika-bloth plongea immédiatement son solide
bec recourbé dans le crâne monacal, percutant sa tonsure en plein centre, et
sous ses coups, l’œuf blanchâtre devint vite plus rouge que la mousse alentour.
Pierre tomba silencieusement entre les hautes feuilles de deux rangs de choux
frisés. L’aigle continuait d’élever et d’abattre son bec, avec frénésie,
furieux de la résistance de cette coquille anormalement osseuse.
Deux autres moines, alertés par le bref hurlement,
pointèrent la tête à un angle du monastère et scrutèrent le jardin potager,
mais ils ne purent voir Pierre, enfoui dans les feuilles de chou. J’appelai
calmement : « Juika-bloth ! » , et l’aigle voleta
docilement vers le haut, le bec resserré sur un filet de matière grise qui
s’étira depuis la tête fracassée de Pierre, puis finit par se rompre et traîna
dans la trajectoire de l’oiseau, lorsque celui-ci, les plumes de sa tête
couvertes de sang, revint se percher sur la branche voisine.
— Akh ! laissa tomber l’un des moines, sans
doute le cri d’un lapin ou d’un campagnol frappé par cet aigle, là-bas.
Et ils retournèrent s’absorber à leurs tâches.
Je pris le juika-bloth sur mon épaule, encore en
train d’avaler à petites saccades le long filet baveux de substance grise,
plaçai la cage sous un bras et descendis de l’arbre. Cette prison d’osier ne me
serait plus utile désormais, mais soucieux de ne laisser aucune trace de mon
passage, je la dissimulai assez loin de là, dans un dense buisson bas où
j’avais entreposé auparavant le ballot de mes maigres affaires, que je pris
soin de récupérer en même temps.
Je pouvais partir, maintenant. J’étais à la fois Adam et
Ève, chassés du Paradis terrestre. Présumé Goth par ma naissance, j’avais
toujours constitué, aux yeux de l’Église catholique, un objet de suspicion.
Désormais, en tant que mannamavi, j’étais pour elle une abomination. En
plus de mes doutes, de mes actions criminelles et des fautes inhérentes à ma
nature, j’avais deux nuits plus tôt délibérément volé une relique sacrée, et le
jour même tué tel un rapace, par l’intermédiaire de mon juika-bloth. De
ces deux péchés que sont le vol et le meurtre, lequel en moi tenait d’Adam, et
lequel tenait d’Ève ?
Peu importait. Il était temps pour moi de partir, et c’est
ce que j’allais faire. J’allais devenir un Goth, et je serais un Arien, pourvu
que ceux-là se montrent prêts à accueillir plus charitablement un mannamavi que leurs ennemis catholiques. C’est pourquoi, m’étant traîné en haut du Cirque
de Baume jusqu’aux hautes terres du Iupa, je pris à l’intersection sur
la gauche, en direction du nord-est, vers ces lieux que les civilisés disaient
« barbares » où étaient censées vivre, à moins qu’ils ne s’y terrent
tels des sauvages, les tribus d’Ostrogoths, dans les sombres repaires de leurs
forêts interdites.
WYRD
8
J’émergeai du Cirque de Baume dans un monde dont la destinée
et l’identité étaient aussi incertaines que les miennes. Il y avait déjà
longtemps, bien sûr, que tous les chroniqueurs et ménestrels décrivaient et
chantaient plaintivement le désordre dans lequel était tombé l’Empire romain,
naguère si puissant, discipliné et inébranlable. Non qu’il soit besoin, pour le
savoir, d’écouter des chansons ou de lire des livres. Même un être de condition
aussi humble que la mienne, cloîtré dans un monastère au fond d’une vallée
isolée, avait pu se rendre compte de la faiblesse et de la division de
l’Empire.
L’homme qui occupait à Rome le trône impérial lorsque je fus
trouvé sur le seuil de Saint-Damien, l’empereur Avitus, n’avait régné qu’un
temps très court avant d’être déposé et exilé. Depuis lors, rien que pendant ma
courte vie, trois autres hommes s’étaient déjà succédé à son poste.
Il faut que vous le sachiez, lorsque nous autres citoyens de
l’Empire romain d’Occident localisions l’empereur et la cour impériale « à
Rome », c’était un peu comme ces chrétiens qui situent leurs chers défunts
« au ciel ». Car si nul ne connaît précisément la situation de ses
chers disparus, tout le
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