Thorn le prédateur
et la fiole reliquaire
savamment dérobée. Pourtant, je ne sortis pas tout de suite de la vallée. Il me
restait une ultime tâche à accomplir. Tandis qu’il faisait encore nuit, je
m’introduisis dans le potager jouxtant la cuisine de Saint-Damien, y prélevai
quelques navets d’hiver qui devaient me permettre de combattre la faim et la
soif, et les emportai avec moi dans les branches hautes d’un arbre surplombant
l’une des extrémités du jardin. Je l’escaladai laborieusement, encombré que
j’étais de mon oiseau dans sa cage ; mais pas question de le laisser
chasser avant que je ne lui en donne l’ordre.
Lorsque Mère Aethera m’avait ramené à Saint-Damien, en
demandant à un des moines de me garder dans un bâtiment annexe, je m’étais
enquis auprès de lui de la tâche désormais assignée à Frère Pierre, l’ancien
cuisinier. Il me l’avait dit. Pierre était désormais et sans doute à demeure le
misérable ouvrier chargé d’épandre le fumier – entendez par là les
excréments humains, déjections animales et déchets de volaille – avec
lequel on fertilisait les terres de l’abbaye qui en avaient besoin. Je savais
bien de ce fait, que tôt ou tard, Frère Pierre viendrait nourrir le potager.
J’avais décidé de l’attendre, prêt à endurer s’il le fallait de longues
journées de froid et autant de nuits glaciales si besoin. Jusqu’à ce qu’il
arrive.
Finalement je n’eus à rester perché grelottant que la fin de
cette nuit-là, plus la journée et la nuit suivantes. Au cours de cette
dernière, je descendis refaire provision de navets, et déterrai en outre
quelques vers pour mon juika-bloth ; dire qu’il s’en régala serait
peut-être exagéré, mais il les mangea. Le matin venu, dès qu’eut retenti le
chant des matines souhaitant au soleil la bienvenue, et après le bref moment
que consacraient les moines à prendre leur petit déjeuner, je vis sortir des
différentes portes de l’abbaye les moines chargés des travaux champêtres.
Pierre déboucha d’une des deux portes que j’avais en ligne
de mire. Il entra dans une remise, ressortit armé d’une fourche et portant un
seau lourdement chargé de fumure, qu’il charria droit vers le potager séparant
mon arbre de la cuisine. Il posa au sol le lourd seau d’excréments, qui fumait
légèrement dans le soleil du matin, et à l’aide de sa fourche, commença
paresseusement de répartir la masse infecte parmi les allées de légumes.
J’attendais le moment opportun, celui où je serais perché à
la verticale juste au-dessus de lui. Silencieux et déterminé, je tendis le bras
vers la cage du juika-bloth et enroulai mon poignet derrière ses pattes,
provoquant un réflexe qui le fit sauter sur mon bras. Je le sortis de sa cage,
dégageai sa tête du capuchon qui la couvrait, et patientai quelques instants.
Pierre, échauffé par l’effort fourni, avait baissé la cagoule de sa bure. Comme
il travaillait penché vers l’avant, l’oiseau et moi ne distinguions que
l’arrière de son crâne. J’attendis qu’il se relève pour s’étirer. À présent, sa
tonsure pâle, un peu grasse de sueur, luisait dans la masse grise et rousse de
ses cheveux touffus, assez semblable à l’œuf gluant dans ce nid de mousse rouge
que j’avais entraîné mon aigle à attaquer, les semaines précédentes. Je pointai
le doigt sur lui, et chuchotai à mon juika-bloth cet ordre
comminatoire : « Sláit ! »
Mon bras sursauta tandis que l’oiseau prenait voracement son
envol, et la branche sur laquelle j’étais assis en trembla. Le bruissement de
ses feuilles dut parvenir aux oreilles de Pierre, à moins que ce ne fût le
froufroutement des ailes du juika-bloth en train de prendre de
l’altitude, car je le vis tourner la tête fiévreusement dans toutes les
directions. Mais il ne leva pas les yeux, conservant la cruelle ressemblance
avec l’œuf dans son nid, et l’aigle fondit sur lui depuis les hauteurs.
Il dégringola, les ailerons rigides, droit sur lui, à une
vitesse folle. Mais l’ombre du rapace, projetée par le bas soleil du matin,
fonçait plus vite encore, ayant une bien plus longue distance à couvrir. La
petite tache sombre tomba abruptement de la falaise ouest, ondula à toute
allure sur les champs intermédiaires, se rua furieusement vers le jardin qui
s’étendait sous mes yeux. Le juika-bloth, l’ombre et la cible se
heurtèrent en une fraction de seconde.
L’aigle frappa la tête
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