Thorn le prédateur
Syrus, apage te ! [43] gronda férocement Paccius à l’homme. Abi, cochon de Syrien !
Prends ta marmaille et entasse-la dans la pièce voisine avec les autres. Et
fais-moi le plaisir de les y rejoindre. Nos invités ont mérité une chambre
individuelle, et pas à partager avec un pouilleux marchand d’esclaves et ses
chapons de charismatiques.
Le Syrien, qui se nommait, comme je l’appris plus tard, Bar
Nar Natquin, réussit je ne sais comment à émettre un sourire patelin et
méprisant, et se tordit les mains tout en baragouinant dans un latin teinté de
grec :
— Je me hâterai de t’obéir, ô centurion. Pourrais-je
toutefois obtenir du centurion la permission d’emmener mes jeunes pensionnaires
au bain, avant de les mettre au lit, s’il te plaît, ô centurion ?
— Tu sais pertinemment que je ne suis pas centurion,
vil crapaud de lèche-bottes que tu es. Tu pourrais bien lâcher ta progéniture
aux latrines, que je m’en contreficherais tout autant. Apage te !
Les garçons, même s’ils étaient englobés dans l’injure,
dissimulaient mal des sourires de jubilation d’entendre insulter aussi rudement
leur maître. Et lorsqu’ils osèrent enfin, je remarquai qu’ils étaient tous
d’une exceptionnelle beauté. Comme le Syrien les poussait vers la porte,
Paccius dit :
— Cet onctueux flatteur de Natquin conserve toujours
ses marchandises aussi douces, propres et appétissantes que possible. Il a même
essayé de m’en refiler une. Mais je gagerais que ce barbare ne s’est
personnellement jamais lavé de sa vie. Uiridus, laisse tes affaires ici et
fais-les ranger correctement par ta marmaille à toi, pendant que tu
m’accompagnes chez le…
— Par toutes les foudres de Thor ! fulmina Wyrd.
Tu crois pouvoir nous parler comme à ce Syrien et à ses esclaves ? Thorn
est mon apprenti, et il apprend son art du fráuja Wyrd – du magister Uiridus, si tu préfères. Quel que soit le sujet dont le légat ait à
m’entretenir, j’entends que Thorn y assiste avec moi. Nous irons ensemble chez
Calidius.
— Misère ! Comme tu voudras, accorda le signifer, levant les bras en signe d’exaspération. Mais je t’en prie, allons-y
sur-le-champ.
J’attachai donc mon juika-bloth au châlit, et suivis
Wyrd et Paccius. Cette fois, il nous conduisit le long de la via praetoria, l’autre
rue principale croisant à angle droit la via principalis, à l’extrémité
de laquelle s’élevait le praetorium, la résidence du légat, de sa
famille et de leur domesticité. Pendant que Paccius trottinait devant nous,
j’interrogeai Wyrd à mi-voix :
— Dites-moi, fráuja, qu’appelle-t-on des
« charismatiques » ?
— Eh bien, ce sont les garçons que nous avons vus,
fit-il en lançant son pouce vers l’arrière.
— Ja, mais pourquoi les appelle-t-on par ce
nom ?
Il se retourna pour me dévisager curieusement, l’œil en
coin.
— Tu ne le sais pas ?
— Comment le saurais-je ? Je n’ai jamais entendu
ce mot.
— Ça vient du grec… khárismata, expliqua-t-il,
me couvant toujours d’un œil soupçonneux tandis que nous avancions. Tu sais
quand même ce qu’est un eunuque, je suppose ?
— J’en ai entendu parler. Mais je n’en ai encore jamais
rencontré.
Cette fois, il parut franchement perplexe.
— Le terme grec khárisma désignait à l’origine
le talent particulier d’une personne. En langue moderne, un charismatique est
une sorte d’eunuque, mais d’une catégorie un peu spéciale. La plus exquise, et
la plus chère.
— Mais je pensais qu’un eunuque est un… enfin, un rien
du tout, un être neutre. Peut-il y avoir plusieurs degrés dans
l’insignifiance ?
— Un eunuque est un individu qui a perdu sa virilité
par l’ablation des testicules. Un charismatique est quelqu’un à qui l’on a tout
sectionné, en bas. Le svans, et le reste avec.
— Iésus ! m’exclamai-je. Et pourquoi ?
Détournant le regard, Wyrd expliqua :
— Il y a des maîtres qui les réclament ainsi. Un
eunuque ordinaire est un simple serviteur à qui l’on peut confier la garde des
femmes du maître. Un charismatique est un jouet sexuel mis à sa disposition. Et
tant qu’à faire, ceux-ci les préfèrent jeunes et beaux. Ceux que nous avons vus
sont des Francs, je le parierais. La fabrique de ces charismatiques est une
spécialité de la cité franque de Verodunum [44] , un commerce
fort juteux. Bien sûr, vu le grand nombre d’enfants qui
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