Titus
n’était pas un homme ordinaire, l’un de ces chefs qui, dépouillés de leur pouvoir, vaincus, sont souvent plus communs que le plus vil des esclaves.
Il s’est approché de moi d’une démarche assurée, le port orgueilleux, tel un souverain qui a conservé son autorité et toute sa dignité.
Il a paru indifférent aux quolibets, aux injures et aux menaces que proféraient les soldats qui s’étaient rassemblés autour de la citerne. Certains lançaient des cris de haine, le poing levé, se souvenant de la violence des combats, de leurs camarades brûlés à l’huile bouillante, des blessés et des morts. Ils voulaient qu’on l’égorge, là, au milieu des ruines et des cadavres des Juifs qui lui avaient obéi. C’était au tour de leur général de mourir. Et certains soldats ricanaient, disant qu’il n’avait pas eu le courage de se suicider, comme les combattants qui s’étaient entretués plutôt que de se rendre.
J’ai hurlé l’ordre, que j’avais reçu de Flavius Vespasien, de conduire Josèphe Ben Matthias au camp. J’ai signifié que celui qui porterait la main sur lui serait décapité.
Les hommes ont cessé de brandir leurs poings ou leurs glaives, mais ils ont continué de murmurer, de réclamer la mort pour le général juif, et ils nous ont fait escorte jusqu’à la tente de Vespasien.
Elle était pleine de tribuns, de légats, de centurions qui se penchaient, se bousculaient pour mieux voir cet ennemi valeureux que son dieu, après l’avoir élu, avait abandonné.
Je ne le quittais pas des yeux.
Je l’avais fait enchaîner, mais il gardait l’attitude d’un homme libre, la nuque droite, le menton levé.
Je ne l’avais pas imaginé si jeune et je devinais que Flavius Vespasien et Titus en étaient aussi surpris que moi. Josèphe avait au plus une trentaine d’années. Grand, le visage osseux, ses cheveux mi-longs, tombant sur les joues, se mêlaient à sa barbe noire.
Malgré les chaînes entravant ses poignets et ses chevilles, il avait réussi à croiser les bras. Il était serein, et je ne percevais chez lui aucune crainte.
Cet homme-là n’avait pas choisi de se rendre par lâcheté. La femme qui l’avait livré n’avait pas compris ses raisons, ses ambitions.
Moi, j’avais cru à sa sincérité quand il m’avait dit, au moment où, près de la citerne, les soldats, sur mon ordre, l’enchaînaient : « Je ne trahis pas mon peuple, je le sers en conservant ma vie et en obéissant à Dieu. »
J’ai répété à mi-voix ces propos à Titus et j’ai su qu’il partageait mon sentiment, qu’il éprouvait de l’estime et de la pitié pour cet homme aussi jeune que lui, qui avait été choisi par son peuple, avait lutté avec héroïsme, et qui, parce que la Fortune est changeante, le dessein des dieux mystérieux, n’était plus qu’un homme vaincu et enchaîné, mais resté fier dans l’épreuve. Sur le visage des officiers qui se pressaient sous la tente de Flavius Vespasien, j’ai lu les mêmes sentiments.
Les soldats, eux, dans les allées du camp, sur le forum, continuaient de réclamer la mort pour le général juif.
Flavius Vespasien hésitait. Titus s’est penché vers son père, lui a parlé longuement. Vespasien l’a écouté, puis, tout à coup, faisant un pas vers Josèphe qui ne baissait toujours pas la tête, il a déclaré :
— Tu as combattu Rome. Elle t’a vaincu, comme elle a toujours triomphé de ses ennemis. Ta ville a été détruite, son peuple châtié. Toi, qui fus le général de ce peuple que la folie a conduit à se rebeller, tu es le prisonnier de Rome, et comme preuve de ma victoire, je t’enverrai à notre empereur Néron.
J’ai vu Josèphe Ben Matthias tressaillir.
— Je veux te parler seul à seul, a-t-il dit.
D’un geste, Vespasien a donné l’ordre aux officiers d’évacuer sa tente, puis, tourné vers Titus et moi, il nous a retenus près de lui.
J’ai observé Josèphe Ben Matthias cependant qu’il remerciait Flavius Vespasien d’avoir accédé à sa requête. Il s’exprimait avec assurance, comme s’il n’était pas surpris de la réponse de Vespasien, comme s’il n’était pas ce vaincu enchaîné, mais l’ambassadeur d’un grand peuple que même Rome devait respecter.
Toutefois, avant même qu’il poursuive son propos, j’ai su qu’il ne parlait pas en envoyé d’un empire de ce monde, mais en représentant de son dieu.
— Toi, Flavius Vespasien, a-t-il repris, tu
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