TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
tableau, marchait un chien à oreilles droites, à museau allongé, beaucoup plus semblable à un renard qu'à aucune autre espèce d'animal, et dont l'air farouche était en parfaite harmonie avec la contenance de son conducteur. Après avoir examiné notre nouveau compagnon avec une attention dont il ne parut pas un seul moment s'apercevoir, nous lui demandâmes ce qu'il désirait de nous pour prix du service qu'il allait nous rendre. L'Indien répondit quelques mots dans sa langue et l'Américain, se hâtant de prendre la parole, nous apprit que ce que demandait le sauvage pouvait être évalué à deux dollars. « Comme ces pauvres Indiens, ajouta charitablement notre hôte, ne savent pas le prix de l'argent, vous me donnerez les dollars et je me chargerai volontiers de lui fournir l'équivalent. »
Je fus curieux de voir ce que le digne homme appelait l'équivalent de deux dollars et je le suivis tout doucement dans le lieu où se faisait le marché. Je le vis délivrer à notre guide une paire de mocassins et un mouchoir de poche, objets dont la valeur totale ne montait certainement pas à la moitié de la somme. L'Indien se retira fort satisfait et moi je m'en fus sans bruit, disant comme La Fontaine : Ah ! si les lions savaient peindre !
Au reste ce ne sont pas seulement les Indiens que les pionniers américains prennent pour dupes. Nous étions tous les jours nous-mêmes victimes de leur extrême avidité pour le gain. Il est très vrai qu'ils ne volent point. Ils ont trop de lumières pour commettre une pareille imprudence, mais du reste je n'ai jamais vu aubergiste de grande ville surfaire avec plus d'impudeur que ces habitants du désert chez lesquels je me figurais trouver l'honnêteté primitive et la simplicité des mœurs patriarcales.
Tout était prêt : nous montâmes à cheval et passant à gué le ruisseau qui forme l'extrême limite entre la civilisation et le désert, nous entrâmes pour tout de bon dans la solitude.
Nos deux guides marchaient ou plutôt sautaient comme des chats sauvages à travers les obstacles du chemin. Qu'un arbre renversé, un ruisseau, un marais vînt à se rencontrer, ils indiquaient du doigt le meilleur chemin, passaient et ne se retournaient même point pour nous voir sortir du mauvais pas ; habitué à ne compter que sur lui-même, l'Indien conçoit difficilement qu'un autre ait besoin d'aide.
Il sait vous rendre un service au besoin, mais personne ne lui a encore appris l'art de le faire valoir par des prévenances et des soins. Cette manière d'agir aurait toutefois amené des observations de notre part, mais il nous était impossible de faire comprendre un seul mot à nos compagnons. Et puis ! nous nous sentions complètement en leur pouvoir. Là en effet l'échelle était renversée ; plongé dans une obscurité profonde, réduit à ses propres forces, l'homme civilisé marchait en aveugle, incapable, non seulement de se guider dans le labyrinthe qu'il parcourait, mais même d'y trouver les moyens de soutenir sa vie. C'est au milieu des mêmes difficultés que triomphait le sauvage ; pour lui la forêt n'avait point de voile, il s'y trouvait comme dans sa patrie ; il y marchait la tête haute guidé par un instinct plus sûr que la boussole du navigateur. Au sommet des plus grands arbres, sous les feuillages les plus épais, son oeil découvrait la proie près de laquelle l'Européen eût passé et repassé cent fois en vain.
De temps en temps nos Indiens s'arrêtaient ; ils mettaient le doigt sur leurs lèvres pour nous indiquer d'agir en silence et nous faisaient signe de descendre de cheval. Guidés par eux nous parvenions jusqu'en un endroit où l'on pouvait apercevoir le gibier. C'était un spectacle singulier à voir que le sourire méprisant avec lequel ils nous guidaient par la main comme des enfants et nous amenaient enfin près de l'objet qu'eux-mêmes apercevaient depuis longtemps.
À mesure cependant que nous avancions, les dernières traces de l'homme s'effaçaient. Bientôt tout cessa même d'annoncer la présence du sauvage et nous eûmes devant nous le spectacle après lequel nous courions depuis si longtemps, l'intérieur d'une forêt vierge.
Au milieu d'un taillis peu épais et à travers lequel on peut apercevoir les objets à une assez grande distance, s'élevait d'un seul jet une haute futaie composée presque en totalité de pins et de chênes. Obligé de
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