Toulouse-Lautrec en rit encore
Saint-Antoine Séraphin et Théo avaient préféré le Pontié . Véritable institution albigeoise, ce grand café, campé sur la place du Vigan, voyait défiler devant son zinc tout ce que la capitale tarnaise comptait de notables, d’oisifs, de sportifs, de dilettantes, de turfistes ou d’accros au petit blanc.
Une faune, plutôt distinguée mais cancanière, y prenait son petit noir du matin en parcourant La Dépêche, Midi olympique ou Le Tarn libre . Le cambriolage du musée, et plus encore le suicide de Labatut, étaient sur toutes les lèvres. Chacun y allait de son commentaire, spéculant sur les responsabilités de chacun, hasardant des hypothèses souvent fumeuses.
— Je ne suis pas convaincu que nous ayons affaire à un réseau de trafiquants d’art, avança Séraphin en savourant son croissant au beurre.
Pas question de le tremper dans son café crème comme le faisait son assistant, dont les manières manquaient parfois de raffinement.
— Les deux tableaux, quoique très différents, peuvent sous le manteau se négocier à prix d’or. Il s’agit quand même du premier autoportrait de Lautrec, et puis son Jeune Routy à Céleyran est d’une facture inouïe. Tout y est : maîtrise du trait, des couleurs, de la nature ! 1882, c’est l’année, patron, où ce nabot d’Henri se révèle peintre à part entière ! argumenta l’assistant de Cantarel avec la fougue dont il ne savait jamais se départir.
— Mais vous savez comme moi, Théo, que la cote de Toulouse-Lautrec porte sur ses œuvres plus tardives, sur la période Montmartre avec les filles de joie, les salons rouges, le cirque, les champs de courses… Non, je crois de façon plus pragmatique que les voleurs ont été surpris. Par quoi ? Je l’ignore. Ils ont embarqué à la sauvette deux tableaux, de formats très moyens pour plus de commodité, situés dans la première salle, donc très près de l’issue par laquelle ils ont pénétré dans le musée.
— Vous êtes en train de m’expliquer, patron, que nos malandrins ont paré au plus pressé, décrochant presque au hasard les deux tableaux qui s’offraient à eux ?
— Je le pense, répondit sèchement Séraphin.
— Je ne connais pas encore la configuration des lieux, mais permettez-moi de ne pas souscrire à votre analyse !
— Je ne demande qu’à être contredit.
— Pourquoi, en ce cas, n’ont-ils pas embarqué l’ Artilleur sellant son cheval ? Le tableau n’est guère plus grand. Déjà, tout le talent de Lautrec est contenu dans cette huile inspirée des manœuvres militaires qui se déroulaient autrefois au château du Bosc. La campagne est à peine esquissée, la croupe du cheval est magnifiquement soulignée, la posture du soldat est plus vraie que nature. Non, les voleurs ont agi sur ordre car, d’après ce que j’en sais, l’ Artilleur était l’un des premiers de la galerie, n’est-ce pas ?
— Comment le savez-vous alors que vous ignorez tous des lieux ? s’étonna Séraphin.
— Je vous ai écouté avec attention, patron. J’ai révisé mes classiques.
— Je n’aime pas, vous le savez, Théo, votre côté « réponse à tout ».
— En ce cas, il fallait me laisser à Paris ! répliqua le jeune homme d’un ton effronté.
— Je ne connais pas, dans le monde des arts, meilleur avocat du diable que vous !
— J’ai toujours préféré, il est vrai, l’enfer au paradis, les relations y sont à n’en pas douter plus sympathiques. C’est la raison pour laquelle je me sens très proche de ce Lautrec. Vraiment très proche…
Une brise légère faisait courber les candélabres blancs des marronniers du Vigan, près du kiosque à musique. Assez palabré, des croissants au beurre du Pontié il ne restait plus que des miettes, aussi Théo les collait-il sur son majeur avant de les porter aux lèvres, réflexe de petit garçon jamais rassasié. Il était grand temps de rejoindre le musée. Peut-être Lazaret avait-il croisé, lors de l’une de ses rondes nocturnes, le fantôme sur pattes courtes, le chapeau melon vissé sur son crâne chauve, des bésicles sur son nez atrophié ?
— Vous n’avez donc pas trouvé la moindre trace, une lettre, un bout de papier signé de sa main ?
— Rien, commissaire ! J’ai fouillé la loge de fond en comble, vous pensez bien…
La toute fraîche veuve Labatut portait un manteau raglan comme si l’on était au mitan de l’hiver. Les questions du
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