Toulouse-Lautrec en rit encore
autres mœurs.
De son vivant, Maurice Joyant avait donc consenti à se dépouiller de sa collection de Lautrec. La mère du peintre, la comtesse Adèle, fit de même, décrochant de nombreuses toiles de son château de Malromé. Gabriel Tapié de Céleyran et le dramaturge Romain Coolus l’imitèrent. De son vrai nom René Max Weill, Coolus comptait parmi ses amis Jules Renard, Tristan Bernard et, bien sûr, Toulouse-Lautrec, qui n’avait pas manqué de faire son portrait. L’écrivain, sensible au talent de son ami, lui achetait régulièrement dessins et lithographies. Autant de productions qui allaient enrichir le musée d’Albi.
Denise Combarieu interrompit Séraphin dans son travail de lecture pour lui proposer une tasse de café. Cantarel apprécia cette délicatesse, prit un seul sucre et demanda à la secrétaire de Dorléac si elle n’avait pas vu M. Trélissac.
— Non, monsieur Cantarel. Un beau jeune homme comme lui, cela se remarque ! Il doit être dans les salles à tout lorgner. J’ai noté qu’il est du style fureteur…
— Ce n’est pas là sa moindre qualité, ajouta Séraphin en déposant un tube de cendre grise dans un mortier en étain qui faisait office de cendrier.
Mlle Combarieu disparut avec sa cafetière, abandonnant Séraphin à ses archives. À présent, il parcourait une grande page dactylographiée. C’était le discours qu’avait prononcé Léon Bérard, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, lors de l’inauguration de 1922 :
« Lorsqu’un homme qui fut grand par les dons de l’esprit a souffert de sa légende et des disgrâces du sort, l’hommage qui lui est rendu a le caractère d’une réparation. Tel est bien le sens le plus général de cette journée artistique […]. Remercions ceux qui ont contribué de leur générosité délicate et de leur goût ingénieux à la préparer : la famille de Toulouse-Lautrec qui se connaissait trop en vraie noblesse pour ignorer que nul ne déroge à enrichir son pays d’une œuvre originale, puissante et probe ; le parfait ami du peintre, Maurice Joyant, qui s’est dépouillé pour la gloire de son ami des souvenirs les plus précieux et du trésor le plus aimé ; la Ville d’Albi, les administrateurs et le conservateur du musée, qui ont disposé ces dessins et ces peintures de façon à créer entre Toulouse, Montauban et Castres une station du pèlerinage que les fidèles de plus en plus nombreux accompliront aux lieux où se révèle le génie plastique du Midi. »
De plus en plus lyrique, l’allocution du ministre n’avait cependant pas les envolées du grand Malraux. Cantarel essayait de rassembler les morceaux de faïence de l’histoire en cet été 1922 où l’Europe hoquetait déjà.
Les fascistes montraient le poing en Italie alors qu’en Allemagne l’inflation était galopante et que l’assassinat politique était monnaie courante. La France vivait des temps incertains. Raymond Poincaré venait de constituer un nouveau gouvernement tandis que le président Deschanel, qui n’avait déjà plus sa tête, cassait sa pipe, Benoît XV expirait à Rome, Landru venait d’être guillotiné, André Citroën lançait sa 5 CV et, dans les dancings de la capitale, le fox-trot mettait en folie les filles légères. En lisant les hommages rendus à Lautrec, Séraphin se remettait en mémoire quelques-uns des articles qui avaient accueilli sa mort. Était-ce Édouard Julien qui, en 1934, redéploya la collection Lautrec, qui avait conservé précieusement les coupures de presse de l’époque ? Toujours est-il que Cantarel parcourut nombre d’entres elles, une moue moqueuse sur ses lèvres.
Ainsi Jules Roques, journaliste au Courrier français , se répandait en bêtises :
« C’était au physique un des êtres les plus disgraciés de la nature, une sorte de Quasimodo qu’on ne pouvait regarder sans rire. Est-ce à cause de cela qu’il prit l’humanité en grippe et s’appliqua, pendant les quelques années de sa vie artistique, à déformer, caricaturer, avilir tout ce qu’il prit comme modèle ? Ne pouvant espérer faire naître aucun sentiment, il se vengea de l’amour, s’acharnant à rendre ridicules, ignobles, crapuleuses ou trivialement obscènes les filles de Montmartre que d’autres auraient vues avec plus d’humanité et même avec une certaine pitié empreinte de poésie. »
Et le haineux Roques de conclure :
« Il est heureux pour l’humanité
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