Toulouse-Lautrec en rit encore
Davidoff qu’il savourait sans retenue. Séraphin n’était pas sûr que ce plaisir d’épicurien fût du goût de Mlle Combarieu, mais il s’en moquait.
Avec obsession, Cantarel examinait les différentes reproductions des toiles dérobées. Toutes deux faisaient partie des « fondamentaux » du musée, car la réunion des six cents pièces – dont deux cent quinze peintures – qui constituaient le « Trésor Lautrec » avait été une succession de rendez-vous manqués avec l’histoire de l’art.
Quand, le 9 septembre 1901, Henri de Toulouse-Lautrec meurt dans les bras de sa mère Adèle en son château de Malromé, tout près de Verdelais, en Gironde, il n’a que trente-sept ans. Le peintre de Montmartre est surtout reconnu comme un affichiste talentueux et un illustrateur inspiré. La renommée de sa peinture viendra plus tard, grâce à Maurice Joyant qui fut l’ami fidèle de Lautrec à toutes les heures de sa vie, les plus sombres comme les plus délurées. Maurice et Henri s’étaient connus sur les bancs du collège, à Paris.
Écrivain, Joyant s’intéressa très vite à la peinture ; il fut directeur de la galerie Goupil, boulevard Montmartre, avant de monter sa propre boutique avec Michel Manzi. Cet esprit éclairé fut le promoteur inconditionnel des premiers dessins de son ami. Critique au Figaro illustré , c’est lui qui introduisit le jeune Lautrec comme illustrateur au sein de la rédaction du célèbre journal parisien. L’année qui suivit la mort de son « génie d’Henri », il organisa une première rétrospective chez Durand-Ruel où les toiles de Lautrec commencèrent à flamber. Puis, en 1914, ce fut au tour de la galerie Rosenberg de hisser Lautrec au rang des artistes majeurs. Le temps faisait, à son tour, son œuvre.
Toutefois, la reconnaissance du peintre connut bien des hoquets, mesquineries et autres trahisons de la part de ceux qui côtoyèrent de très près Lautrec, à commencer par Bonnat qui fut pourtant son maître dans ses années d’initiation. Son atelier était, à la fin du XIX e siècle, l’un des plus cotés, et le vieux Bonnat y réunissait sous sa coupe une poignée d’élèves qui rêvaient tous de décrocher une médaille ou même le Grand Prix de Rome !
Séraphin Cantarel se souvenait avoir lu dans un ouvrage dont il avait négligé le titre l’appréciation de Bonnat quant aux premières productions de cet esclopé 1 d’Henri : « Votre peinture n’est pas mal, c’est du chic mais enfin c’est pas mal ; mais votre dessin est tout bonnement atroce ! »
Représentant d’une peinture réaliste et très académique, Bonnat avait su se faire bien voir auprès des autorités de l’époque. C’est ainsi qu’il fut nommé président de la Commission des musées. Et quand Maurice Joyant voulut faire entrer le portrait de Louis Delaporte au musée du Luxembourg, Léon Bonnat fut le plus farouche adversaire de cet accrochage. Lautrec devait donc rester au purgatoire. Décidément, le peintre de la luxure n’était pas sur les voies de la réhabilitation avec des censeurs et pisse-vinaigre de la trempe de Bonnat.
Séraphin Cantarel était, sur ce point, très au fait des événements. N’avait-il pas été, pendant trois ans, le conservateur du musée Bonnat de Bayonne ? Il connaissait tout ou presque de l’œuvre de ce peintre basque, portraitiste, grand amateur des ors de la République, et qui n’était pas peu fier d’avoir eu comme élèves Georges Braque, Gustave Caillebotte ou encore Raoul Dufy dont il ne goûtait guère, on s’en doute, la peinture.
À la mort de son fils, le comte Alphonse de Toulouse-Lautrec n’hésita pas à désigner Maurice Joyant comme l’exécuteur testamentaire et le légataire des œuvres de son unique enfant.
Lucide et honnête, l’aristocrate se fendit alors d’une belle lettre qui rassura le notaire et clarifia les choses :
Je ne fais pas le généreux en vous passant tous mes droits paternels, s’il y en a comme héritier de ce qu’a pu produire notre disparu : votre amitié fraternelle s’est substituée si doucement à ma molle influence que je serai logique en vous constituant ce rôle charitable, si vous le voulez bien, pour la seule satisfaction de votre cœur tout bon pour votre camarade de collège ; donc, je ne songe pas à me convertir et à porter aux nues, lui mort, ce que vivant, je ne pouvais comprendre, sinon comme études de carton d’ateliers
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