Toulouse-Lautrec en rit encore
les caractères étaient mal alignés. Théo redéposa la première dans la boîte et, sans scrupules, glissa la seconde dans la poche arrière de son jean.
D’un bond, le jeune homme se retrouva dans la rue du Puits-Vert. Théo rajusta les deux pans de sa chemise dans son pantalon. Comme pour se donner une contenance, il plongea sa main dans sa chevelure épaisse afin d’imiter l’attitude désinvolte du touriste musardant parmi les ruelles du Vieil-Albi.
Pas de doute. Coustot avait raison : Dupuy avait déserté son domicile depuis trois ou quatre jours, guère plus, la veille ou le jour même où les Lautrec avaient été barbotés. Sa soudaine disparition ne pouvait donc pas relever d’une stricte coïncidence. Et si le gardien de nuit avait été confronté à un empêchement ou à un problème de santé, pourquoi n’avait-il pas alors prévenu le musée ? Non, Dupuy n’était pas très clair sur ce coup. À moins que ses « mœurs spéciales », comme disait Coustot, ne lui aient valu un mauvais tour ?
Sans le vouloir véritablement, Théo hasardait ses pas vers le bas de la ville. Il arpentait à présent la rue d’Engueysse et se dirigeait vers le Tarn. Il renonça à emprunter le Pont-Vieux au profit des berges de la rivière d’où émergeaient des bancs de terre, comme autant de petites îles squattées par des cormorans noirs narguant Trélissac ainsi que le font parfois les oiseaux de malheur.
Théo trouva refuge sur un ponton adossé à quelques vieux saules pleureurs. Il s’assit à même le bois, balançant ses jambes au-dessus de la rivière qui clapotait. Un doux soleil empourprait ses joues.
Décidément, cette ville ne manquait pas de charme. Toutes ces briques, cette lumière ocrée, ces arpents de tuiles en cascade lui faisaient songer à Florence. Le Tarn n’était pas l’Arno, Sainte-Cécile n’avait pas les rondeurs de la basilique Santa Maria del Fiore, le Pont-Vieux n’était certes pas le Ponte Vecchio, mais il y avait là un air de famille, de vague cousinage, qui donnait une infinie douceur à ce paysage.
Le collaborateur de Cantarel extirpa alors de la poche arrière de son jean l’enveloppe dérobée dans la boîte aux lettres de Dupuy et la décacheta, avant d’entamer sa courte mais édifiante lecture.
Sale crapule,
Comme de bien entendu, tu es resté SOURD à notre dernière mise en demeure.
Si sous huitaine (pas un jour de plus !), tu ne nous as pas remis ce que tu nous dois, nous ne répondrons plus de rien. Tout Albi, petite enflure, se délectera de tes perversités…
Ceci, ma poule, est notre dernier avertissement avant la sentence fatale et peut-être mortelle.
J. J.
Tes amis qui ne te veulent que du mal.
Perplexe, Théo relut une seconde fois la mise en demeure. Les auteurs de cette missive, qui s’abritaient derrière les caractères disjoints d’une vieille Japy ou Remington, ne manquaient pas de style, néanmoins le propos se voulait aussi intimidant qu’humiliant. Mais de quelle dette s’agissait-il ? Une chose était sûre : le chantage était patent et la menace imminente. La disparition subite de Dupuy trouvait là son explication. Soit, sous la pression des maîtres chanteurs, le gardien de nuit avait pris la fuite, soit ces derniers avaient mis à exécution leurs menaces. Nul doute que Séraphin Cantarel accueillerait ces indices avec intérêt. Fallait-il pour autant les livrer au commissaire Coustot ?
Théo replia la lettre, la glissa dans l’enveloppe avant de l’engloutir dans la poche de son jean. Le jeune homme prit soin de palper sa fesse droite, histoire de s’assurer que la pièce à conviction était bien à sa place.
Il n’était plus question à présent de lanterner dans le Vieil-Albi. Dupuy était en danger. Et si l’objet du chantage était les deux toiles de Toulouse-Lautrec ?
Théo ramassa un galet que les eaux du Tarn avaient rendu rond et doux au toucher. Il le caressa un moment avant de le jeter de toutes ses forces au milieu de la rivière. On entendit alors un flop qui résonna sur l’onde comme le claquement d’une arme à feu.
En moins de dix minutes, à pas de loup, Trélissac aurait rejoint le palais de la Berbie toujours interdit au public.
En l’absence de Jean Dorléac, Cantarel s’était arrogé son bureau. Il avait pris soin d’ouvrir la large fenêtre en verre dépoli qui donnait sur le Tarn et s’était accordé, chose rarissime dans l’exercice de ses fonctions, un
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