Toulouse-Lautrec en rit encore
qu’il existe peu d’artistes de son genre. Le talent de Lautrec, car il serait absurde de lui dénier du talent, était un talent mauvais, d’une influence pernicieuse et attristante. »
Le Lyon-Républicain ne faisait pas mieux sous la plume d’un critique qui – le pleutre ! – se cachait sous le pseudonyme de « Jumelles » :
« Nous venons de perdre, il y a quelques jours, un artiste qui s’était acquis une certaine célébrité dans le genre laid. Je veux parler du dessinateur Toulouse-Lautrec, être bizarre et contrefait qui voyait un peu tout le monde à travers ses tares physiologiques. Toulouse-Lautrec, qui prétendait descendre des comtes de Toulouse, s’était consacré à la caricature grotesque et un peu obscène. Il prenait ses modèles dans les bouis-bouis, les tripots, les bals de barrière, partout où le vice déforme les visages, abrutit la physionomie et fait monter à la face les laideurs de l’âme. Ses types préférés étaient le souteneur, la gigolette, le pâle voyou ou l’alcoolique. À force de fréquenter ce joli monde et de se vautrer dans ces abjections, Toulouse-Lautrec avait fini par en subir lui-même la contagion. »
Heureusement, à ces tissus d’injures, à ces commentaires nauséeux s’ajoutaient des citations d’hommes libres et surtout d’esprit. Ainsi, Tristan Bernard qui déclara :
« Que ce grand petit homme était un individu prodigieux ! Quand, si jeune encore, il nous a quittés, quelqu’un a dit que ce n’était pas une mort, et que cet étrange Toulouse-Lautrec était simplement rendu au monde surnaturel. Nous découvrons maintenant que ce Lautrec ne nous paraissait surnaturel que parce qu’il était naturel à l’extrême. C’était vraiment un être libre. Mais il n’y avait aucun parti pris dans son indépendance. »
Séraphin fut interrompu dans sa lecture par un flot de murmures qui montaient des murs du palais épiscopal. Il se saisit alors de son cigare brun et se pencha à la fenêtre qui donnait vers l’entrée de la Berbie. Un attroupement s’était formé devant la conciergerie.
Au bout de quelques secondes, un cercueil en chêne clair porté par quatre gardiens en uniforme franchit le seuil de la loge. Derrière lui, de noir vêtue, la veuve Labatut cachait son visage derrière un mouchoir brodé. À ses côtés, de part et d’autre, se tenaient ses deux fils éplorés. L’un plus grand que l’autre, tous deux engoncés dans des costumes sombres mal taillés.
Sur la bière, une couronne en perles de verre portait la mention :
À notre père regretté. Ses fils Jules et Jean.
Parmi la vingtaine de personnes qui entouraient la dépouille de René Labatut, Séraphin reconnut Jean Dorléac, la mine de circonstance, et, dix pas derrière lui, fermant la marche, le commissaire Coustot affublé de son imperméable couleur mastic.
Le policier avait tout prévu. Dans moins d’un quart d’heure, l’orage éclaterait sur la ville. Déjà des nuages cendreux étaient prêts à passer à la charge.
Il suffisait d’un éclair. Un seul.
1 - Terme patoisant qui signifie : estropié. ( N.d.A. )
4
Labatut ne croyait pas en Dieu. Le rituel funéraire fut réduit d’autant. En fait, c’est l’orage qui précipita le malheureux concierge dans la tombe. Une ondée drue et tiède s’abattit sur Albi au moment où le cortège accompagnait le pauvre René au cimetière de la Madeleine. On jeta précipitamment une poignée de terre sur le cercueil, Micheline Labatut se fendit d’un bouquet de roses blanches et ajouta quelques larmes à la pluie battante. Les deux fils, Jules et Jean, restèrent les bras ballants devant le trou béant avant de s’abriter sous la coiffe d’une chapelle. Puis ils se hâtèrent vers la sortie du cimetière en tirant leur mère par le bras.
— C’est fini, maman. Il faut partir ! Tu vas être toute trempée !…
Toujours prévoyant, Coustot avait bien fait d’opter, le matin même, pour son vieil imperméable. Mouillé comme une soupe, il observait la scène, guettant le moindre faux pas, le geste compromettant, la confidence de trop arrachée sous un coin de parapluie…
Les quatre gardiens du musée restaient soudés. Tous commentaient, mezza voce , l’absence inexpliquée de Paul Dupuy.
— Où se cache-t-il, bon sang ?
Ange Pizzolini, un Corse que les hasards de la vie avaient propulsé au lendemain de la guerre à la verrerie d’Albi avant qu’il se fasse embaucher
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