Toulouse-Lautrec en rit encore
Pouvez-vous la recevoir ?
Dorléac marqua un silence avant d’accepter.
Une jupe en Tergal gris, surmontée d’un pull-over mauve à grosses mailles d’où émergeait un collier de pacotille, Micheline Labatut affichait la sobriété vestimentaire de circonstance. Elle avait déjà renoncé au noir du veuvage pour des tons plus atténués. Elle ne portait ni manteau ni fichu. Il est vrai qu’elle n’avait eu que la cour d’honneur du palais à traverser.
— Merci de me recevoir, monsieur le conservateur, dit Micheline Labatut en s’asseyant du bout des fesses dans l’un des deux fauteuils Louis XIII.
La veuve lissait ses longues mains comme tout individu ne sachant comment exprimer sa requête.
— La mort prématurée de votre époux vous met, je le comprends, en difficulté. Nous allons devoir sans délai recruter un nouveau concierge. Croyez bien, chère madame, que je suis franchement désolé de devoir vous…
— C’est justement pour cela que je souhaitais vous voir, monsieur le conservateur…
— Je vous écoute.
— Après ce grand malheur, je suis anéantie. Je n’ai plus de toit et mes enfants refusent de m’aider. Quelle ingratitude ! Néanmoins, j’ai un ami, bien de sa personne et avec des gages de sérieux et d’honnêteté, qui, peut-être, pourrait remplacer mon regretté mari…
— Un ami, dites-vous ?
— Oui, monsieur… Une de mes connaissances. Un ancien adjudant de l’armée. Très rigoureux. Toujours bien mis et cultivé avec ça !…
— Où habite-t-il actuellement ?
— Dans une maison de la vieille ville, près du Tarn…
— La décision ne m’appartient pas totalement. Vous savez, madame Labatut, que le musée est propriété de la ville, et le conseil municipal a son mot à dire en la matière.
— Je comprends, monsieur le conservateur… soupira la veuve en hochant la tête.
— En tout état de cause, votre « ami » devra faire acte de candidature de façon très officielle.
Micheline Labatut baissa les yeux comme si cette démarche allait de soi. Elle fit alors rouler les breloques de son collier au bout de ses doigts dont les ongles étaient couverts d’un vernis transparent.
— Je ne peux, hélas, rien vous promettre.
— … Je comprends, répéta la quinquagénaire qui avait pris soin de poudrer ses joues pour être, avait-elle dit à Mlle Combarieu, « plus présentable ».
Avant de quitter le bureau du conservateur, une nouvelle fois, Mme Labatut se confondit en remerciements.
À peine l’épouse de l’ancien concierge avait-elle rejoint sa loge que Mlle Combarieu demanda, à son tour, audience à son supérieur hiérarchique.
— Monsieur Dorléac, il n’est pas dans mes intentions de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais tout de même, j’ai cru comprendre que Mme Labatut était venue vous demander de conserver son logement en vous proposant d’embaucher son amant. Le cadavre de son mari est encore chaud dans son cercueil que cette garce a le toupet de venir placer son protégé !
— Je vois, mademoiselle, que vous nourrissez à l’égard de Mme Labatut une hostilité à laquelle vous ne m’aviez pas habitué…
— Monsieur le conservateur, cette femme est une traînée. Tout Albi est passé dessus ! Enfin, vous voyez ce que je veux dire… Le pauvre René, il portait de belles cornes ! S’il s’est pendu, elle y est certainement pour quelque chose ! Et puis, c’est une comédienne doublée d’une sacrée menteuse !
— Elle n’a donc aucune grâce à vos yeux ?
— Si, je dois lui reconnaître des talents de cuisinière, même si elle ne m’a jamais invitée chez elle… Quand on passe devant la loge sur les coups de midi, ça sent toujours bon, n’est-ce pas ?
Jean Dorléac acquiesça en se pourléchant les babines. En réalité, les coucheries de Mme Labatut l’intéressaient assez peu, mais la colère de sa secrétaire lui sautait à la gorge. Peut-être n’était-il pas assez lucide à l’égard du personnel qui régissait la vie du palais de la Berbie ? Lautrec, lui-même, n’aurait pourtant pas détesté avoir pour femme de concierge une donzelle qui ne s’embarrassait pas de vertu. À y regarder de plus près, excepté le teint de sa chevelure, cette Micheline ressemblait étrangement à Carmen Gaudin, un des modèles préférés de Toulouse-Lautrec. « Elle est bath ! Ce que j’aime en elle, c’est son côté carne ! » ne cessait de
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