Tourgueniev
n'est pas né pour être libre." C'est simplement un fait, une vérité qu'il énonce, en observateur exact qu'il était. »
***
En 1850, Tourguéniev se décida à repartir pour la Russie, non sans crainte de sa mère. Il avait longtemps remis ce départ. « La Russie attendra. Cette immense et sombre figure, immobile et voilée comme le sphinx d'Œdipe, elle m'avalera plus tard. Je crois voir son gros regard inerte se fixer sur moi avec une attention morne, comme il convient à des yeux de pierre. Sois tranquille, Sphinx, je reviendrai à toi, et tu pourras me dévorer à ton aise si je ne devine pas l'énigme. Laisse-moi en paix pendant quelque temps encore ! Je reviendrai à tes steppes ! »
Enfin il se décida et, en partant, écrivit à Viardot : « Je ne veux pas quitter la France, mon cher et bon ami, sans vous avoir dit combien je vous aime et vous estime et combien je regrette la nécessité de cette séparation... La patrie a des droits sans doute ; mais la véritable patrie n'est-elle pas là où l'on a trouvé le plus d'affection, où le cœur et l'esprit se sentent plus à l'aise? Il n'y a pas d'endroit sur la terre que j'aime autant que Courtavenel. »
Varvara Petrovna avait commencé par attendre avec affection le retour de sa « Jeannette ». Puis, quand il avait tant tardé, quand il avait lié sa vie à celle de cette chanteuse mi-française et mi-espagnole, la terriblesouveraine de Spasskoïe s'était irritée. Donc ses deux fils avaient, l'un après l'autre, fui cette maison où elle avait espéré régner sur eux, sur leurs femmes, sur leurs enfants. Sur la grand'route, elle avait fait élever un écriteau, portant ces mots : Ils reviendront. Mais ils ne revenaient pas. Quand enfin Ivan arriva de Paris, elle commença par le recevoir assez bien, mais vite des discussions d'intérêt s'élevèrent entre elle et ses fils. Elle avait adopté une jeune fille, qu'ils chassèrent. Elle refusa, par despotisme plutôt que par avarice, de leur donner de l'argent; ils la quittèrent. Nicolas alla vivre dans la propriété de son père, à Tourguénievo, et Ivan l'y suivit.
Il avait trouvé au retour la petite Pelageia, la fille qu'il avait eue d'une couturière. Il écrivit à M me Viardot que cette petite était malheureuse : « Je veux qu'il n'y ait rien de moi que vous ne connaissiez. Il y a neuf ans, j'étais à la campagne et je m'ennuyais. Mon attention était attirée par une assez jolie couturière de ma mère. Je lui ai murmuré un mot; elle est venue. Je lui ai donné un peu d'argent; je suis parti. » Il continuait en disant qu'il essayait d'aider la mère, mais que l'enfant devrait vivre autrement. M me Viardot répondit qu'elle offrait de prendre la petite fille chez elle et de l'élever avec ses enfants. Pelageia fut envoyée à Paris 13 .
Tandis que Tourguéniev s'occupait ainsi de sa fille, sa mère se mourait dans la vieille maison de Moscou, aussi sauvage, aussi féodale dans la mort que dans lavie. Elle ne mangeait plus que du raisin et des glaces. Sa seule occupation était de crayonner des remarques satiriques sur un cahier placé à côté de son lit. « Ses derniers jours, écrivit Tourguéniev à Pauline, ont été tristes. Que le Seigneur nous préserve d'une telle mort. Elle n'a essayé que de s'étourdir. La veille de sa mort, quand elle râlait déjà, un orchestre par ses ordres jouait des polonaises dans la chambre à côté... Dans ses derniers moments ma mère ne pensait à rien d'autre, j'ai honte de le dire, qu'à nous ruiner, mon frère et moi. » Les frères se partagèrent les terres. Spasskoïe devint la propriété d'Ivan. Le nouveau seigneur se conduisit généreusement avec les gens du domaine. Toutefois il n'essaya pas de libérer ses paysans; il était gêné de les posséder, mais il haïssait l'action et toute décision grave l'effrayait. D'ailleurs on n'était pas très malheureux sur sa terre. Les moujiks volaient de leur mieux celui qu'ils appelaient, à cause de son lorgnon, « leur maître aveugle ». Il racontait lui-même qu'un jour, sa voiture s'étant arrêtée en pleine neige, étonné par la longueur de l'arrêt, il regarda par la fenêtre et vit le cocher et le valet de pied, deux de ses serfs, qui jouaient aux cartes. Tourguéniev n'osa rien dire, rentra sa tête dans la voiture et attendit que la partie fût terminée. C'était une forme douce du servage.
Il ne pensait qu'à Pauline et à Courtavenel. « Pas un jour ne se passe, lui
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