Tourgueniev
écrivait-il, sans que votre souvenir bien-aimé me vienne cent fois, pas une nuit sans que je rêve de vous. Oh ! Dieu, j'aimerais à mettre ma vie tout entière, comme un tapis, sous vos pieds bien-aimés que j'embrasse un millier de fois. Vous savez que je vous appartiens entièrement et pour toujours. » La lettre où il lui demandait la permission de lui dédier les Mémoires d'un chasseur, qui allaient paraître en volume, se terminaitpar : « Quant à vous, j'embrasse vos pieds pendant des heures. Un millier de remerciements pour vos ongles chéris. »
Il vivait maintenant à Moscou. Ses récits y avaient eu un grand succès et il était un homme à la mode, que les salons essayaient d'attirer. Il faisait jouer des comédies, marivaudages assez divertissants qui rappelaient à la fois le Revizor de Gogol et le théâtre mineur du dix-huitième siècle français. C'était peu de chose, mais le succès en était vif. Les jours de première, il invoquait le nom de Pauline pour se porter bonheur. Un cœur blessé était un ornement assez seyant pour un jeune auteur triomphant. Les Mémoires d'un chasseur, maintenant publiés, apparaissaient comme un livre très hardi qui valait à Tourguéniev l'estime de la jeunesse. La troisième section (c'est-à-dire la police politique du tsar) commençait à le surveiller avec inquiétude. Si elle avait regardé les faibles pouces du géant, elle aurait eu moins peur de lui.
1 Platonov, Haumant.
2 Yarmolinsky, p. 8.
3 Yarmolinsky, p. 13.
4 Labry, Isvolsky.
5 Yarmolinsky, p. 28.
6 J. Legras.
7 Yarmolinsky, 36 ss.
8 Yarmolinsky, 57.
9 Yarmolinsky, 59.
10 Yarmolinsky, 62.
11 Yarmolinsky, 85-87.
12 M. Semenoff, qui a pu interroger la plupart de ceux qui ont connu Tourguéniev et les Viardot, tient cette liaison pour certaine. Et le Tourguénievien russe le plus objectif et le mieux renseigné, M. Grevs, incline vers le même sentiment.
13 Tourguéniev paya toujours régulièrement, aux Viardot, la pension de sa fille. Ses lettres le prouvent. De même quand, plus tard, Tourguéniev vécut avec les Viardot, il paya toujours très scrupuleusement sa part des dépenses de la maison. (Voir les lettres à M me Viardot, publiées chez Fasquelle, et les lettres de Tourguéniev à sa fille, que va publier M. Semenoff.)
II
« Dimitri Roudine » « Un nid de gentilshommes » « Pères et enfants » « Fumée »
La révolution française de 1848 avait inquiété le Tsar Nicolas I er . En Pologne et en Hongrie il avait dû réprimer des mouvements insurrectionnels. Le Don Quichotte de l'autocratie se battait maintenant avec rudesse et presque avec désespoir contre les enchanteurs de la démocratie. Comme tous les fonctionnaires, les censeurs suivaient les mouvements de l'humeur du souverain. Ils supprimaient, dans un article, l'expression « la majesté de la nature », parce que le titre de Majesté ne peut appartenir qu'au souverain. A l'école des cadets, l'aumônier devait enseigner que la grandeur du Christ avait surtout consisté dans sa soumission aux autorités. L'étonnant était qu'une institution aussi rigoureuse eût laissé passer les Mémoires d'un chasseur. Mais Tourguéniev ne devait pas longtemps lui échapper. En 1852, le grand écrivain Gogol mourut à Moscou. « Il n'y a pas de Russe, écrivit Tourguéniev à Pauline Viardot, dont le cœur ne saigne en cet instant. C'était plus qu'un simple écrivain pour nous. Il nous avait révélés à nous-mêmes... Ces paroles peuvent vous paraître exagérées, dictées par la douleur. Il faut être Russe pour le sentir. » Et ailleurs : « Je puis dire sans exagération que, de ma vie, rien ne m'a fait plus grande impression que la mortde Gogol. Il me semble que des ondes sombres et silencieuses se sont fermées au-dessus de ma tête. »
Il écrivit sur son maître, pour un journal, un article nécrologique dont la publication fut interdite par la censure de Saint-Pétersbourg. Ce n'était pas que l'article fût subversif, mais Gogol était un écrivain, « tous les écrivains étaient dangereux, et des louanges posthumes trop vives ne pouvaient qu'encourager les jeunes gens à des occupations blâmables. » Tourguéniev ne protesta pas, mais envoya son manuscrit à Moscou, où un censeur plus négligent le visa. L'histoire fut racontée à l'Empereur, qui ordonna l'arrestation de Tourguéniev.
Il passa en prison un mois, qui ne fut pas très pénible. La rue était remplie des voitures de ses visiteurs. Les
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