Tourgueniev
d'hommes cultivés, en Russie, considéraient comme des animaux, Tourguéniev révélait une complexité de sentiments et une finesse surprenantes. On lui avait demandé d'écrire d'autres histoires et, dans la revue le Contemporain, il donna, en 1847, huit nouveaux récits. Le succès continua. Il racontait ce qu'il avait vu au cours de ses chasses autour de Spasskoïe. En apparence rien n'était plus simple : c'étaient des types russes, des seigneurs, des intendants, des paysans; des conversationsde rabatteurs et d'enfants; des paysages de forêts, de plaines, des paysages nocturnes. Mais les meilleurs critiques y reconnaissaient un art infini. Chaque détail était exact, et le choix des traits exquis.
Les sujets existaient à peine. Un chasseur se perd, une nuit, et finit par arriver dans le brouillard jusqu'à un campement d'enfants de paysans qui gardent les chevaux dans la prairie. Toute la nuit les enfants parlent des légendes de la campagne russe. Au matin, l'on se sépare et c'est tout. Mais cette nouvelle, le Pré Béjine, est un chef-d'œuvre. Jamais la beauté et le silence de la nuit n'ont été mieux décrits. Un chasseur s'assied dans les bois; comme il est caché par les branchages, deux paysans, un homme et une femme, discutent près de lui sans le voir. L'homme s'en va. La fille reste seule et pleure. Les personnages, à peine entrevus, sont vivants ; leur tristesse est mêlée à celle de la nature. C'est le Rendez-vous. Un essieu brisé contraint l'auteur à s'arrêter chez un vieux paysan, un peu sorcier, un peu poète. C'est Kassiane. Un paysan se plaint de sa vie douloureuse tandis qu'un ancien valet de chambre vante la splendeur de son maître, c'est l'Eau de framboise.
Avec un art très adroit et très caché, Tourguéniev avait su mêler l'indifférente beauté de la nature à la difficile existence des hommes et créer autour de son œuvre comme une immense zone de silence où les détails les plus petits résonnaient avec une étonnante acuité. La qualité des paysages était exquise. Personne n'avait jamais parlé ainsi des arbres et des feuilles. « Au-dessus de moi, les feuilles remuaient à peine, mais ce menu bruit eût suffi à préciser la saison. Ce n'était en effet ni le frémissement joyeux et rieur du printemps, ni le doux et lent murmure de l'été, ni le chuchotement timide et frais de l'arrière-automne, mais une sorte debabil ensommeillé... » Description d'homme qui avait vécu dans l'intimité de la nature et non d'écrivain qui ne lui rend visite « que pour surprendre ses secrets ».
Mais, surtout, ce qui touchait les lecteurs russes, c'était la satire indirecte, suggérée plutôt qu'indiquée, pénétrante et forte, du servage. Tourguéniev était beaucoup trop grand artiste pour exposer une thèse; d'ailleurs, s'il l'avait fait, la censure aurait empêché la publication de ses nouvelles. Mais le seul fait de mettre en scène des paysans et de faire parler avec bon sens ces êtres que presque personne alors ne connaissait, était déjà une critique. Il les peignait délicats, raisonnables. Il montrait la dureté de leur condition, la méchanceté des intendants, l'ignorance des propriétaires. Il décrivait ce seigneur ivrogne qui forçait les serves à chanter et à danser toute la nuit : « Si elles se montraient fatiguées, il se prenait la tête entre les mains, gémissant : "Ah ! pauvre, pauvre de moi ! On m'abandonne..." Alors les palefreniers stimulaient les femmes à coups de fouet. » Un Occidental, ou un Russe frotté de doctrines occidentales, ne pouvait lire ces récits sans penser qu'un tel état de barbarie ne pouvait durer.
Il était curieux d'observer que, bien qu'il vécût alors en France, Tourguéniev ne cherchait la matière de son œuvre que dans ses souvenirs de Russie. Même le mouvement d'idées que soulevait alors en Europe occidentale la révolution de 48 et qui aurait dû lui rappeler ses amis de Berlin, Herzen et Bakounine, l'intéressait peu. Le jour de l'émeute, il nota seulement l'attitude simple, indifférente des marchands de coco et de cigares qui circulaient dans la foule. Artiste, romancier, il ne pouvait être qu'observateur. L'échec de la révolution, qui désappointa beaucoup de ses amis russes, lui fut indifférent. Il n'avait pas la foi. « Qui adit que l'homme est destiné à être libre? L'histoire prouve le contraire. Ce n'est pas dans un esprit de courtisan que Goethe a écrit sa fameuse phrase : "L'homme
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