Tourgueniev
Mémoires d'un chasseur. Atrente-cinq ans, il avait l'impression que sa jeunesse était finie. S'il voulait laisser une œuvre, il fallait, pensait-il, qu'il prît une autre route et qu'il écrivît un grand livre.
« Il faut que j'abandonne mon ancienne manière. J'ai bien assez passé mon temps à extraire la trouble essence du caractère humain pour la mettre dans de petites bouteilles. Renifle-la, je te prie, aimable lecteur, débouche et renifle-la. Elle a le bouquet russe, n'est-ce pas ?... Assez, assez... Mais la question est: suis-je capable de quelque chose de grand et de calme ? Réussirai-je une œuvre aux lignes claires et simples ? Cela, je ne le sais pas, et je ne le saurai pas jusqu'à ce que je l'aie essayé. Mais, croyez-moi, vous entendrez de moi quelque chose de nouveau ou n'entendrez rien. Pour cette raison, je suis presque content de ma retraite de l'hiver. J'aurai le temps de me recueillir et surtout, dans la solitude, on est loin de tout ce qui est littéraire et journalistique. Je ne deviendrai quelqu'un que lorsque le littérateur sera détruit en moi. » « ... J'attends de vous, lui écrivait le critique Annenkov, un roman où vous serez pleinement maître des caractères et des événements et où vous ne prendrez pas un plaisir voluptueux à votre propre moi, ou à la soudaine apparition, d'êtres bizarres que vous n'aimez que trop 1 . »
Il fit un premier essai, qui était presque une biographie de sa mère. La transposition était insuffisante. Il avait reproduit textuellement des lettres de Varvara Petrovna, ses carnets. Les amis auxquels il montra son esquisse le dissuadèrent de continuer. Enfin, dans l'hiver de 1855, un premier roman, Dimitri Roudine, fut composé en cinq ou six semaines.
Pour son coup d'essai, il avait écrit un chef-d'œuvre. Dimitri Roudine représente, dans la technique du roman, un modèle qui jusqu'à présent n'a guère été dépassé et qui, même si on le compare aux plus grands, à Balzac, à Stendhal, à Tolstoï, demeure entièrement original. L'intrigue est très simple. Dans un milieu de propriétaires campagnards est, un jour, amené par le hasard, un homme d'âge moyen : Dimitri Roudine. Dès le premier soir, il fait sur tous ceux qui sont réunis là une impression extraordinaire. Il est éloquent, enthousiaste ; les femmes le trouvent génial ; les hommes sont jaloux. Seul un misanthrope du voisinage met les admiratrices en garde. Il a autrefois connu Dimitri Roudine à l'Université. Il sait quelle âme lâche et incapable de vouloir se cache sous ces phrases nobles et sous tant d'éclat extérieur. Mais la jeune fille de la maison se laisse séduire. Elle est naïvement prête à tout briser pour suivre Roudine et pour l'épouser. Il suffit que sa mère s'y oppose pour que Roudine aussitôt s'effondre. Il ne sait pas plus aimer que vouloir. Il repousse cette passion, non par désintéressement, mais par faiblesse. Vers la fin du roman, nous entrevoyons par de rapides échappées l'échec total de cette vie et dans un épilogue, écrit d'ailleurs plus tard, Tourguéniev fait mourir Roudine à Paris, en 1848, sur une barricade, pour une cause à laquelle il ne croit pas.
On a dit que Dimitri Roudine était Bakounine, et c'est probablement en partie vrai. Tourguéniev travaillait toujours d'après un modèle vivant, et l'on retrouve dans Dimitri Roudine les impressions successives et contradictoires d'admiration et d'irritation que Tourguéniev avait éprouvées en rencontrant Bakounine. Mais il y a aussi en ce héros de son premier roman beaucoup de Tourguéniev lui-même. Le jugement queles femmes de ce livre finissent par porter sur Roudine est dans le ton des lettres désabusées de Tatiana Bakounine sur Tourguéniev : « Ce qui est grave, disent-elles, c'est qu'il est froid comme la glace, qu'il le sait et qu'il s'ingénie à jouer la passion. Le mal, c'est que le rôle auquel il s'essaie est dangereux, non pour lui qui n'y risque ni sa fortune, ni sa santé, mais pour d'autres, plus sincères, qui peuvent perdre leur âme. Ce que je lui reproche, c'est son manque de netteté. Il doit connaître le peu de valeur de ses paroles, et il les prononce pourtant comme si elles sortaient du fond de son cœur. »
Un des personnages raconte une aventure où Roudine a fait la connaissance d'une Française délicieuse. Il lui plaît ; il lui parle de la nature, de Hegel ; il lui donne un rendez-vous ; il lui propose une promenade sur le Rhin ; il
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