Tourgueniev
navigue pendant trois heures. « Je vous le demande, à quoi pensez-vous que Roudine employa tout le temps ? Vous ne le devinerez jamais. Il caressa les cheveux de son Alice, contempla le ciel en rêvant et répéta à plusieurs reprises qu'il ressentait pour sa bien-aimée une tendresse toute paternelle. La Française, qui ne s'attendait point à cette idylle prolongée, rentra chez elle furieuse. Voilà ce qu'est Roudine. » Voilà peut-être ce qu'était Bakounine. Une anecdote racontée par M lle Iswolsky permet de le croire. Mais on pourrait ajouter aussi : voilà ce qu'était Tourguéniev. Il y a une part de bovarysme dans Dimitri Roudine. Seulement Tourguéniev valait mieux que Roudine puisqu'il a créé celui-ci. Dès qu'un homme, trouvant en lui certains traits de caractère, a la force de les juger et de les décrire, c'est qu'il les domine.
Ce qui est très beau, c'est le souci qu'a Tourguéniev d'être juste envers son personnage. Roudine n'est pas, comme les héros des mauvais romans, un être au caractèreimmuable. Nous changeons d'avis sur lui comme sur un personnage réel. Il nous enthousiasme pendant les premiers chapitres, puis nous le méprisons, puis nous pensons comme ses amis : « Roudine ne fera jamais rien par lui-même parce qu'il n'a pas une volonté puissante, mais qui a le droit d'affirmer qu'il n'a jamais rendu ou qu'il ne rendra jamais un service? Qui a le droit d'affirmer que ses paroles n'auront pas fait germer de nobles pensées dans plus d'une jeune âme, à laquelle la nature n'a pas refusé comme à lui l'activité nécessaire?» C'est par cette découverte progressive que Dimitri Roudine constitue un tour de force technique entièrement nouveau. On n'avait guère vu auparavant cet éclairage multiple du héros, qui nous est révélé en des profils différents, tel que le voient des observateurs aux réactions variées. Même à la fin, nous demeurons sur lui (comme sur les êtres véritables) dans une mystérieuse incertitude. Avec Pères et Enfants, Premier Amour et naturellement les Mémoires d'un chasseur, Dimitri Roudine reste à nos yeux le chef-d'œuvre de Tourguéniev.
***
Quand enfin l'Empereur jugea que l'exil avait assez duré pour une offense si petite, et quand Tourguéniev revint à Moscou, on put observer mieux que jamais à quel point il était Roudine. Il se fit alors de nombreux ennemis justement par son côté Roudine et aussi par ses vertus mêmes qui étaient l'impartialité et le souci de l'exactitude. Les hommes n'aiment pas l'impartialité. Ils ont tellement besoin de leurs passions qu'au réaliste honnête qui les décourage, ils préfèrent le chef absurdequi les conduit au désastre en flattant leurs sentiments forts. Tourguéniev dans la vie était essentiellement un spectateur, un observateur, et par conséquent un faible. De tels hommes peuvent vivre assez heureux s'ils ne sont pas mêlés à des cercles passionnés, mais les Mémoires d'un chasseur avaient fait de leur auteur un personnage politique, un partisan de l'émancipation des serfs. Les jeunes révolutionnaires se tournaient vers lui avec enthousiasme; il les désappointait. Les femmes surtout se plaignaient de lui. Celle de Herzen disait qu'en présence de Tourguéniev elle se sentait comme dans une chambre inhabitée. « Il y a de l'humidité sur les murs et elle pénètre dans vos os, et vous avez peur de vous asseoir n'importe où et de toucher n'importe quoi. La seule chose que vous désirez est de sortir en plein air, le plus tôt possible. » Elle parlait aussi de ce qu'elle appelait sa vue microscopique, de cette habitude qu'il avait d'examiner avec minutie un nez, un menton, une jambe, et jamais la personne tout entière qui était devant lui. « Peut-être est-ce, disait-elle, parce qu'il ne s'intéresse pas à moi, mais nos relations sont aussi légères que des bulles de savon. »
Et une autre femme, Vera Aksakov, notait : « Ah ! je n'aime pas Tourguéniev. Il ne sait pas ce que c'est que la foi. Il a vécu sans moralité et ses idées sont souillées par sa vie... Il n'est que mollesse spirituelle et physique, en dépit de sa haute stature. »
C'était vrai, mais ce n'était vrai qu'en partie. Tourguéniev ne manquait jamais de force d'âme, quand il s'agissait de son art. Sur ce point unique, il était invincible et inflexible, car rien d'autre à ses yeux n'était important. L'amour même n'était presque pour lui qu'un prétexte à observations littéraires. A un jeune
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