Tourgueniev
est incapable de passion pour elle.
Quant à M me Viardot, personne mystérieuse, elle restait calme. Elle était maternelle avec Viardot, maternelle avec Tourguéniev, et elle avait de nombreuses amitiés passionnées, entre autres pour un chef d'orchestre allemand, Jules Rietz. Son grand bonheur était d'échapper pour quelque temps aussi bien à Viardot qu'à Tourguéniev. A Rietz, elle écrivait : « Je dois vous confesser très bas, à l'oreille, que les petits voyages que j'ai faits seule cet hiver ont été pour moi des vacances très rafraîchissantes. D'une part ils ont été un repos pourmon cœur, si fatigué quelquefois d'un amour qui ne peut être partagé. D'autre part, l'absence n'a fait que fortifier mon estime et mon respect pour cet homme si noble et si dévoué. » Il s'agissait de son mari, mais ses sentiments à l'égard de Tourguéniev étaient à peu près les mêmes. Il semble que M me Viardot, comme Tourguéniev, ait été surtout une artiste. Elle aimait la musique. Elle pouvait s'attacher passionnément aux hommes dont la vie, comme la sienne, était toute tissée de musique. Ayant échoué en amour, elle avait le culte de l'amitié. « Sans l'amitié sacrée, je serais morte depuis, longtemps... Je puis donner autant d'amitié constante, sans égoïsme, ferme, sans fatigue, qu'aucun être humain en peut donner. »
Mais Tourguéniev avait peine à se contenter de cette amitié partagée. Sa vie demeurait malgré tout quelque chose d'incomplet, de médiocre. Il était malade et allait consulter les médecins de toute l'Europe. Il ne lisait plus que le dictionnaire de médecine. Il se sentait un exilé. Cette France du second Empire lui déplaisait. Il se moquait de nos écrivains, « de la lyre grinçante de Hugo, des gloussements de Lamartine, du faux réalisme de Balzac et du radotage de George Sand. » Rien ne le satisfaisait. Il croyait, bien qu'il n'eût que quarante ans, qu'il ne vivrait plus longtemps. Il fallut qu'il retournât à Spasskoïe et qu'il touchât de nouveau la terre natale pour pouvoir produire un second roman.
Ce second roman, Un Nid de gentilshommes, fut peut-être de tous ses livres celui qui eut le succès le plus vif. Le sujet était très simple : un Russe, Lavretsky, a épousé une coquette. Il l'a emmenée à Paris ; elle y est devenue la maîtresse d'un Français; le mari a découvert cette trahison et il a quitté sa femme. Au début du livre il fait la connaissance d'une jeune fille russe, Lisa, et ilest conquis par son charme jeune et doux. Quelques scènes d'amour naissant et qui rappellent Werther, un retour en forêt par une nuit d'été, un soir où Lavretsky va dans le jardin de Lisa écouter l'horloge de la ville sonner minuit et regarde s'éteindre les lumières de la maison. Celle de la chambre de Lisa disparut. « Bonne nuit, mon enfant "chérie", dit tout bas Lavretsky. Il demeurait immobile et ne détournait pas ses regards de la fenêtre, maintenant obscure. » Par une nouvelle erronée, publiée dans un journal, Lavretsky croit sa femme morte. Il se fiance avec Lisa. Au moment où ils vont être heureux, la femme chassée reparaît, réclame sa place et Lisa entre au couvent. Intrigue qui pourrait être banale si elle n'était traitée avec une simplicité et une délicatesse de touche parfaites. Peut-être fut-ce par un certain excès de grâce que le livre plut tant. Mais il a aussi de la profondeur. Le spectacle de la vie n'y inspire pas une philosophie faussement optimiste. Tout s'y arrange mal, la bonté y échoue, la ruse y réussit, mais les jeunes générations recommencent la vie avec confiance et gaieté, tandis que les vaincus, par l'âge, atteignent à la résignation. Roman sage, humain, et qui méritait son succès.
On pourrait presque dire qu'au contraire le livre qui suivit, qui avait pour titre A la veille et qui a été traduit en français sous le titre de Un Bulgare, méritait en partie son insuccès.
Depuis longtemps Tourguéniev pensait à un nouveau thème de roman, celui de la jeune fille idéaliste à la recherche de l'homme fort qui pourra partager son idéal et le traduire en actions. Cette jeune fille et sa recherche étaient pour le romancier un symbole de la jeune Russie. « Le sens caché du roman, dit Garnett, est un appel aux nouvelles générations russes pour leur demanderd'unir leurs forces contre l'ennemi de l'extérieur et l'ennemi de l'intérieur. » Il faut remarquer en effet que le livre est publié
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